Marie-Thérèse Bodart, Les roseaux noirs

BodartTroublante redécouverte que celle de la romancière belge Marie-Thérèse Bodart (1909-1981). Son premier opus, Les Roseaux noirs (1938) lui valut d’être classée parmi les finalistes du Prix Femina et, moins heureusement, lui coûta sa place à l’École moyenne des filles de Verviers, où elle enseignait l’histoire ! Il faut reconnaître que le roman est osé à une époque où les « écrivaines » d’Outre-Quiévrain préféraient chanter les digues de Flandres (à l’instar de Marie Gevers) ou évoquer, dans une prose émouvante mais sobre, les souffrances causées par l’infidélité conjugale (La Femme de Gilles de Madeleine Bourdouxhe). Marie-Thérèse Bodart, c’est un peu Arthur Schnitzler au féminin, et qui déambulerait dans les Fagnes plutôt qu’à Vienne : les sentiments les plus glauques sont décortiqués au scalpel, les relations humaines se voient impitoyablement mises en scène et les personnages endurent, chacun à sa façon, le calvaire émotionnel causé par le fait d’être né dans une de ces nasses que l’on appelle, par décence hypocrite, une « famille ». Le tout baigne dans l’atmosphère d’un paysage truffé d’humidité, royaume de la sphaigne et des sapinières, où les seuls éléments d’architecture humaine sont ces stèles moussues, érigées en mémoire des promeneurs qui s’y égarèrent, irrémédiablement. La novice Bodart faisait parfois preuve de complaisances dans l’expression d’un certain pathos ; elle ne s’accordait cependant aucune concession quant à la précision de son style. Sa prose est capiteuse ; la profonde senteur de tourbe qui s’en dégage et les promesses du feu qu’elle recèle donnent le vertige.

Bodart-meubles Bodart-autreLe mince roman L’Autre (1960) est à maints égards une merveille, et Bodart y atteint sans doute la maturité de son art. Obéissant à une structure élaborée (une tendance déjà en germe dans Les Roseaux noirs), la narration progresse selon un enchâssement de récits qui éclairent selon trois points de vue la même histoire, celle de Julien Salvat, victime de son âme damnée. Malgré la possibilité de rédemption que laisse entrevoir le patronyme du protagoniste, ce sont le mal, la folie et les puissances venues de « l’infra » qui triompheront, dans une apothéose de consumation.

Sur un bord du coffret, une photo datée de 1924 nous montre, de trois-quarts, la très belle Marie-Thérèse. Tout en elle respire la douceur, la pureté, l’in-nocence. Qui aurait pu deviner, sous les traits de cette jeune fille à la mise simple, la petite sorcière espiègle dont la littérature allait s’emparer pour la transformer en bûcher ardent ? Voici en tout cas sa flamme ranimée ; espérons qu’elle va se voir de très loin et naufrager bien des lecteurs.

Frédéric Saenen

Marie-Thérèse Bodart, Les Roseaux noirs (préface de Charles Plisnier), L’Autre, 1960) et Les Meubles, Samsa / ARLLF. 
 

Lectures pour l'été 2016
Romans, nouvelles et récits fictifs

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