Les mots, on le sait, ne sont pas innocents : ils peuvent blesser, émouvoir, faire rire ou façonner une réalité en la décrivant. Le rappeler relève du lieu commun tant il s'agit d'une évidence. Pourtant, on a beau le savoir, on ne l'applique guère ou, plus exactement, on ne l'intègre pas souvent, continuant à user du langage comme d'un outil neutre. Le grand intérêt de cet ouvrage est d'appliquer des analyses courtes et aiguisées à une bonne centaine de mots du pouvoir. Il vise, comme le dit Pascal Durant dans son introduction à « proposer un ensemble interprétatif de nouveaux mots du pouvoir : ceux par lesquels le pouvoir aujourd'hui se nomme, à quelque sphère qu'il appartienne ; par lesquels il intervient dans l'espace public ; par lesquels il prescrit des politiques et inscrit celles-ci en des horizons particuliers (mais le plus souvent naturalisés et universalisés) ; par lesquels enfin il se légitime en conférant aux vocables qu'il utilise et aux représentations que ceux-ci véhiculent leur poids spécifique d'évidence, c'est-à-dire d'autorité sur les esprits » (p. 8)
Il ne s'agit nullement de tomber dans la théorie du complot. Ce n'est pas parce qu'on n'a pas conscience de toutes les connotations d'un terme utilisé que celles-ci n'ont pas d'effets sur soi et sur autrui. Il est évident qu'on utilise les mots que l'on entend le plus souvent. A ce niveau, les médias jouent donc un rôle déterminant et trop rarement considéré. Si on décrit une voiture en parlant d'automobile, de bagnole, de char, de tacot ou de berline, pas de doute qu'on provoquera une représentation différente parmi les interlocuteurs. Il en va de même et peut-être davantage encore quand il s'agit de la description de la réalité par le pouvoir, car non seulement la réalité ne s'appréhende que par la manière dont elle se décrit, mais le pouvoir est évidemment loin d'être neutre.
Je ne citerai qu'un exemple, que je reprends à Frédéric Forest. Utiliser l'expression dégraisser plutôt que renvoyer ou licencier raconte une autre réalité. Utiliser ce terme, tiré du langage culinaire qu'on pourrait imaginer neutre et dénué d'implications politiques, c'est en fait déjà prendre position pour le patron. En effet, le terme assimile les travailleurs à de la graisse et l'action en question à un assainissement. Cela ne signifie pas que les employés licenciés ne risquent pas de l'utiliser ou que l'utilisation par ceux-ci montre que l'expression n'est pas péjorative. Viktor Klemperer a déjà montré combien le langage des nazis était repris par les juifs eux-mêmes dans son remarquable ouvrage : Lingua Tertii Imperii. C'est d'ailleurs peut-être là qu'est le véritable danger et l'influence pernicieuse de la novlangue : son usage inconscient par tous les protagonistes. Réfléchir à l'usage des mots du pouvoir et que, pour faire branché, on se met aussi à utiliser est donc une entreprise critique essentielle. C'est aussi indispensable pour comprendre le monde qui nous entoure et son évolution et pour choisir, aussi librement que possible, d'y participer ou d'y résister.
L'ouvrage a l'avantage et l'inconvénient d'être un abécédaire. On y trouve l'analyse de nombreux mots, au sein d'articles courts, rédigés par différents auteurs. Alors que le sujet ou les analyses ne se prêteraient peut-être pas à une lecture de vacances, la lecture non continue de courts articles convient parfaitement à cet usage. On peut en effet soit le lire comme n'importe quel ouvrage du début à la fin, ce qui permettra de percevoir combien l'ensemble des évolutions a un sens (celui du monde de l'entreprise, notamment), soit en piochant les articles qui nous intéressent particulièrement. Autre caractéristique du texte, il est écrit à de nombreuses mains et les convictions politiques des auteurs divergent. Il donne ainsi plusieurs visions de cette réalité mouvante qu'est le pouvoir actuel. Mais cela a comme corollaire que le niveau est inégal : certains articles sont nettement plus pertinents que d'autres. Pour ma part, j'ai éprouvé un véritable coup de cœur pour les analyses menées par Corinne Gobin tant pour la pertinence de leur contenu que pour leur accessibilité.Toutefois, il faut reconnaître que rares sont les articles peu intéressants et dont les analyses ne remettent pas en cause les idées reçues. Pari réussi. Il mériterait de se voir rééditer en ligne, afin de s'enrichir de nouveaux mots et de nouvelles analyses et de rester au plus proche de l'évolution linguistique qui bouge plus rapidement qu'on ne l'imagine.
Anne Staquet
Pascal Durand (éd.), Les nouveaux mots du pouvoir. Abécédaire critique, Bruxelles, Éditions Aden, 2007, 461 p.Lectures pour l'été 2016
Essais, Documents, Non-fiction
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