Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois, Petit traité de manipulation à l'usage des honnêtes gens

JouleQuel meilleur moment que l'été pour flâner aux terrasses et observer les passants ? Le regard s’arrête sur les demoiselles légèrement vêtues, sur les militants tentant d'obtenir une signature pour une cause ou encore sur l'étrange manège se déroulant à la table voisine. On tend l'oreille. On s'amuse à imaginer ce qui se joue et quel lien réunit les protagonistes de nos observations.

Si l'on a emporté avec soi le Petit traité de manipulation, non seulement le regard sera plus aiguisé, mais l'on disposera également de quelques clés supplémentaires pour comprendre les scènes en jeu. On pourra même s'essayer à imaginer les suites de ce qu'on vient de percevoir. Mais qu'on ne s'y trompe pas : pas besoin de s'enfermer seul pour lire cet ouvrage. Le texte est ludique, amusant, aisément accessible et instructif. Des situations fictives sont décrites, qui ressemblent étonnamment à ce que l'on vient d'observer ou à ce qu'on a déjà vécu. Elles sont analysées simplement, à l'aide de quelques concepts clés, exposés et expliqués intelligiblement. Ces notions semblent découler des observations et leur donnent un sens nouveau et bien plus clair.

Le livre nous permet de comprendre en un rien de temps et sans un effort mental important comment alors qu'on était parti pour un achat précis, on se retrouve à en faire un tout autre, pourquoi la tante Cunégonde s'est tout d'un coup mise à militer pour telle cause, qui ne semblait pas lui tenir à cœur jusqu'alors, ou à donner de son temps bénévolement, pourquoi tel ami a soudain tant changé qu'on a du mal à comprendre qu'on ait pu être si proche.

Derrière ces actes, une séries de petites actions, de prises de décisions apparemment insignifiantes, peuvent avoir des conséquences importantes sur les actes ou les valeurs futures. La grille d'analyse est celle de la psychologie sociale, discipline qui, je l'avoue, avant cette lecture, ne me disait rien et que j'associais à la sociologie ou à la psychologie. Les explications se passent à deux niveaux. Au premier, elles renvoient à des expériences, au second à des concepts. On découvre alors que le fait d'accepter de signer une pétition va vraisemblablement nous empêcher  de dire non à une autre sollicitation pour la suite, sollicitation qui aurait pourtant sans le moindre doute été refusée si elle avait été adressée directement. Il y a, là derrière, une technique connue, qui s'appelle l'amorçage et dont usent et parfois abusent non seulement les groupes militants, mais aussi, bien davantage, les commerçants. On apprend aussi comment le fait d'avoir accepté librement de rendre un service aussi simple que de surveiller les affaires de quelqu'un dans un train, va faire en sorte qu'on se verra comme une personne serviable et qu'on aura tendance à se précipiter spontanément pour aider par la suite un inconnu en situation embarrassante. On comprend que si notre collègue s'entête contre tout bon sens à soutenir tel candidat, c'est sans doute moins par intérêt personnel ou parce qu'il est pris dans un jeu d’alliances, que parce que, bien des années avant et à juste raison, il a apporté un aide minime à ce candidat et qu'une décision antérieure peut se révéler un piège.

Aborder ces aspects de la vie sociale pose deux problèmes, que les auteurs n'ont nullement esquivés. La révélation des techniques de manipulation n'aide-t-elle pas autant les manipulateurs en herbe que les honnêtes gens qui peuvent s'en préserver en en repérant les mécanismes ? Et qu'en est-il de la liberté individuelle si les actions que l'on croit librement décidées résultent en tout ou en partie d'actions précédentes ou de circonstances qui nous échappent ?

 

Anne Staquet

Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois, Petit traité de manipulation à l'usage des honnêtes gens, Presses de l'Université de Grenoble, réédition augmentée 2014, 320p.
 

Lectures pour l'été 2016
Essais, Documents, Non-fiction
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