La magie et la loi
Au-delà de ces accusations calomnieuses ou du moins destinées à discréditer un adversaire, que prescrivent les lois grecques et romaines contre la pratique de la magie3 ?
Lorsque l’on mène cette enquête, dans un premier temps, on peut être frappé de ne pas trouver de lois spécifiques à la magie en Grèce ancienne, bien que Platon en ait instaurées pour sa cité idéale :
De leur côté, des prêtres mendiants et des devins viennent à la porte des riches et les persuadent qu’ils ont obtenu des dieux, par des sacrifices et des incantations le pouvoir de réparer au moyen de jeux et de fêtes les crimes qu’un homme ou ses ancêtres ont pu commettre. Veut-on faire du mal à un ennemi, ils s’engagent pour une légère rétribution à nuire à l’homme de bien tout comme au méchant par des évocations et des liens magiques, car, à les entendre, ils persuadent les dieux de se mettre à leur service.
Platon, La République, II, 364 b-c, trad. E. Chambry.Quiconque aura réputation et apparence de nuire par ligatures, charmes ou incantations et autres sortilèges, s’il est devin ou interprète de présages, sera mis à mort ; s’il est profane en divination, mais convaincu de jeter des sorts, on le traitera comme il est dit plus haut, car pour lui aussi, le tribunal décidera quelle peine ou amende il mérite.
Platon, Les Lois, 933 d-e, trad. E des PlacesOn peut donc se demander pourquoi on ne trouve pas de loi précise, quand Platon est si explicite et radical. Outre ce qu’elle pouvait avoir de néfaste – abus de confiance, agression, ou empoisonnement – la pratique de la magie pouvait tomber sous le coup d’autres interdits légaux, comme l’accusation d’impiété (asebeia), la même qui a mené à la condamnation à mort de Socrate.
La loi des XII Tables
Du côté romain, les articles de loi les plus anciens évoquant les pratiques magiques se trouvent dans la Loi des XII Tables (le premier corpus de lois romaines rédigés entre 451 et 449 avant J.C.) qui nous est connue par la tradition indirecte4. Ce sont Sénèque et Pline l’Ancien qui mentionnent l’existence de lois punissant des pratiques magiques :
À Rome aussi la loi des XII Tables met en garde « celui qui aura par des sortilèges enlevé les récoltes d’un voisin »
Sénèque, Questions naturelles, IV, 7, 2, trad. P. OltramareOn comprend rapidement que ce qui est reproché et donc puni par ces lois n’est pas la pratique de la magie sous toutes ses formes, mais l’agression, l’objectif néfaste de la pratique : porter atteinte aux biens ou à l’intégrité d’autrui.
Lex Cornelia de sicariis et veneficiis
En 81 avant J.C., Sylla fit voter la Lex Cornelia de sicariis et veneficiis, qui allait pour longtemps servir de base aux actions légales contre la magie5. À nouveau, la loi ne vise pas directement la pratique de la magie, mais ce que l’on en fait. L’acte de magie agressif, et plus spécifiquement le meurtre par magie ou empoisonnement stigmatisés par le terme veneficium, est rapproché de sicarius renvoyant au meurtre par arme blanche6. La magie est donc identifiée comme une arme avec laquelle il est possible de nuire à autrui et c’est cette volonté de nuire qui est punie, quelle que soit l’arme utilisée.
Datant probablement du 1er ou 2e siècle de notre ère, un senatus consultum condamne les auteurs de mala sacrificia7 qui tombaient alors probablement sous le coup de la Lex Cornelia, et qui n’est pas sans rappeler les actes des sorcières d’Horace présentées plus haut.
Ces quelques éléments choisis parmi d’autres nous montrent que la connotation négative attachée à la pratique seule de la magie est surtout utilisée dans le cadre du discours, politique notamment, et sert à discréditer un adversaire. Si l’on en croit Tacite (Annale II, 27), les procès pour magie dans ce but se seraient d’ailleurs multipliés seulement à partir du règne Tibère (42-37). Certains procès sont même connus avec plus ou moins de détails. Le plus célèbre est encore celui d’Apulée à Sabratha qui s’est tenu entre 156/58 et 161 après J.C devant le proconsul Claudius Maximus8. Apulée est un jeune et beau rhéteur né dans l’Africa romana à la réputation déjà bien établie au 2e siècle, accusé d’avoir ensorcelé Pudentilla, riche veuve plus âgée que lui, dont il aurait voulu s’approprier la fortune. À cette époque, la peine prévue en cas de condamnation à l’issue d’un procès pour magie était la mort. Il s’est donc défendu et son discours a été conservé dans l’Apologia siue Pro se de magia.
À la lecture de ce plaidoyer, l’un des rares exemples de l’art oratoire romain d’époque impériale, source précieuse d’informations sur la loi, la magie, la médecine et la philosophie, et chef-d’œuvre littéraire, on retrouve l’association d’idées entre calomnie et accusation de magie (2.2 calumniam magiae). En effet, à aucun moment Apulée ne nie l’existence de ces pratiques, mais il se présente comme un philosophe et même un chercheur, plutôt qu’un sorcier, prenant ses distances avec l’image négative et marginale qu’ont déjà acquis ces derniers. Encore reste-t-il à prouver qu’il n’a pas usé de ces pratiques pour épouser Pudentilla et ainsi détourner l’argent des futurs héritiers. Pour ce faire, avec talent, il répond à chacune des charges retenues contre lui, recourant aux techniques rhétoriques caractéristiques de la Seconde Sophistique. Il accumule les références littéraires, oppose des faits aux suppositions, ses recherches scientifiques et son érudition à l’ignorance de ses accusateurs, même si le texte a certainement fait l’objet de remaniements entre son prononcé et sa diffusion (en partant du principe qu’il ne s’agit pas d’une fiction). Même si les preuves manquent, un faisceau d’indices poussent à conclure que l’issue du procès fut positive pour Apulée : le principal argument étant qu’il ne fut pas condamné à mort et devint même sacerdos Africae après le procès.
On retiendra ici ses définitions du magicien et de la magie (évidemment destinés à le disculper, mais néanmoins brillantes) :
J’arrive en effet maintenant à l’accusation même de magie, incendie allumé à grand bruit pour ameuter l’opinion contre moi, et dont, au désappointement général, il n’est resté, une fois éteint que de vagues contes de bonne femme (...) Et puisque, pour Aemilianus, tout se ramène à un seul point, ma qualité de magicien, j’ai envie de demander à ses savants avocats ce qu’est un magicien. Car si, comme je le lis dans de nombreux auteurs, magus a dans la langue des Perses le même sens que prêtre en latin, quel crime y a-t-il, je le demande, à être prêtre, à posséder à fond la connaissance, la science, la pratique des ordonnances rituelles, des règles du culte, des dispositions de la loi religieuse ? C’est ainsi du moins que Platon définit la magie quand il expose l’éducation que recevaient chez les Perses les jeunes gens destinés au trône (...) Vous l’entendez : la magie, vous qui l’accusez imprudemment, est un art agréable aux dieux immortels. Connaissance du culte à leur rendre et de la manière de les adorer, science pieuse des choses divines, illustre héritage de Zoroastre et d’Oromasde, ses fondateurs, prêtresse des puissances célestes, elle est l’une des premières choses que l’on enseigne aux princes ; et chez les Perses il n’est pas plus permis au premier venu d’être mage que d’être roi (...) Que si cependant, avec le vulgaire, mes adversaires estiment que le magus, c’est proprement celui qui entretenant commerce avec les dieux immortels, a le pouvoir d’opérer tout ce qu’il veut par la force mystérieuse de certaines incantations, je m’étonne, en vérité, qu’ils n’aient pas craint d’accuser un homme auquel ils reconnaissent un tel pouvoir. Car d’une puissance occulte et surnaturelle comme celle-là, on ne se garantit pas comme du reste (...) quand on intente un procès capital à un magus tel qu’ils l’entendent, quelle escorte, quelle attention, quelle surveillance pourraient écarter de vous la catastrophe invisible et inévitable ? Rien n’est-ce pas ? et voilà pourquoi, accuser quelqu’un de ce crime, c’est ne pas y croire.
Apulée, Apologie, XXV, 5 – XXVI, 9, trad. P. ValletteSéduisant n’est-ce pas ? Finalement, Apulée était peut-être magicien...
3 Martin (2005) 89-119 ; Rives (2003) ; Wilburn (2005) 22-25. 4 Rives (2002). 5 Rives (2006). 6 La sica était un poignard à la lame courbe. 7 Voir Modestinus (juriste du 3e s.), Digest 48, 8, 13. Graf (1994) 47. 8 Frangoulidis (2008) ; Graf (1994), pp. 79-105 ; Hammerstaedt, et al. (2002) ; Hunink (1997) ; Martin (2005) ; Riess (2008).
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