Magie et politique
Si les scènes de magie présentées dans les magiciennes de Théocrite se veulent relativement réalistes et si l’horreur suscitée par les gestes de Médée et Didon trouvent une justification dans leur souffrance et leur désespoir, Horace (65 à 8 av J.C.) dans ses Épodes et ses Satires présente des portraits de sorcières soit effrayantes comme Canidie, assistée de Lucina, qui se livrent au sacrifice d’un jeune garçon dont elle veulent utiliser le foie pour une philtre d’amour1, soit ridicules comme ces sorcières, Canidie et Sagana, habillées de noir, décoiffées, et moquées par la statue de Priape, un dieu secondaire, qui les met en déroute par un simple pet tonitruant (Satires I, 8).
Il se pourrait que derrière ce glissement de la magicienne savante, séduisante et effrayante à la fois vers la sorcière ridicule et absurde se cache plus que l’évolution d’un motif fictionnel, une volonté politique. D’après Dion Cassius, au lendemain d’Actium, Octave aurait reçu ce conseil de Mécènes :
Ne permets à personne d’être athée ou sorcier. La divination est nécessaire et tu dois nommer des haruspices et des augures que puissent rencontrer ceux qui désirent les consulter ; il ne doit absolument pas y avoir de magiciens, car les gens de ce genre, qui disent parfois la vérité, mais plus généralement des mensonges, incitent souvent à fomenter des révolutions.
Dion Cassius, Histoire romaine, LII, 36, trad. M.L. FreyburgerOr, on connaît l’importance du rôle que les poètes Horace et Virgile ont tenu dans la propagande augustéenne2. Ils ont donc pu véhiculer cette image à la fois négative et terrifiante, ainsi que son pendant ridicule – puisque ces affreuses sorcières peuvent être mises en déroute par la statue d’un dieu secondaire. Toutefois, si les allusions à un durcissement de la loi contre la magie sous le règne d’Auguste existent, les preuves manquent, et les procès sont notamment peu nombreux.
En politique, l’image négative de celui qui pratique la magie n’est d’ailleurs pas neuve. Dans son Contre Vatinius, XIV (56 avt J.C), Cicéron écrit
Tu as coutume de te dire pythagoricien, et de couvrir du nom d’un grand savant tes mœurs ignobles et barbares. Dis-moi, je t’en prie, toi qui t’es adonné à des rites inconnus et impies, qui a pour habitude d’évoquer les âmes des enfers, d’apaiser les dieux Mânes avec les entrailles d’enfants, quelle perversion de l’esprit, quelle folie, t’ont conduit à mépriser ainsi les auspices ?
Cicéron, Discours, XIV, Pour Sestius, contre Vatinius, trad. J. Cousin
On reconnait clairement les thèmes de la nécromancie et du sacrifice humain – dans le cadre d’une pratique divinatoire individuelle –, alors pourquoi Cicéron n’accuse-t-il pas directement Vatinius de magie, plutôt que d’opposer ainsi un pythagorisme revendiqué à des pratiques atroces pour conclure sur une forme d’impiété, à savoir le mépris des auspices – pratique divinatoire officielle, celle de l’État ? Car son objectif est avant tout de discréditer, par la calomnie si nécessaire, celui qui se présente comme témoin contre son ami Sestius et Milon que défend Cicéron.
Ce type de calomnies était également pratiqué dans le milieu des rhéteurs. Cette accusation pouvait avoir comme avantage non négligeable de reporter sur autrui ses propres défauts, erreurs ou manquements. On pense notamment à cette anecdote de Libanios
Le sophiste entra, et se montra semblable à lui-même, et pourtant il n’avait qu’une quinzaine d’auditeurs, ayant lui-même exigé le départ de mes partisans. Mais à la vue du stade, un vertige le prit et lui ôta la mémoire, et il cria que le magicien que j’étais n’avait pas encore abandonné ses pratiques. L’autre le pria de lire, car il était venu juger son discours et non sa mémoire.
Libanios, Autobiographie, 71, trad. P. Petit
1 Le même motif de sorcière terrifiante, affreuse, nécromancienne et marginale se trouve dans la Pharsale de Lucain (1er s.). Dans un épisode de nécromancie que Sextus, fils de Pompée, consulte une sorcière Thessalienne pour connaître l’issue de la bataille entre son père et César. 2 Alexianu (2006) ; Calvani (1986) ; Frère (1956).