Distinguer la magikè technè des paignia : les charmes trompeurs
La magie antique telle qu’elle nous est transmise par les sources directes comme les papyrus d’Égypte, les lamellae et défixions, est une catégorie du savoir bien éloignée de ce que nous pouvons entendre par « magie » ou « sorcellerie » aujourd’hui. Si des travaux permettent de cerner les principales caractéristiques de la magie telle que la comprenaient les Égyptiens, puis les Grecs et les Romains, il n’en existe pas encore de définition qui ferait l’unanimité dans la communauté scientifique. On se contentera donc, ici, de la qualifier de « tentative de l’homme pour influer sur l’ordre naturel des choses ou pour remédier à leur désordre naturel, en faisant intervenir une composante surnaturelle ».
Dans une certaine mesure, cette définition pourrait également convenir à la religion. Pour autant que l’on souhaite distinguer absolument les deux types de pratiques, on pourrait ajouter que la magie est généralement pragmatique, orientée résultat, l’objectif est clairement défini, souvent ponctuel et, surtout, généralement individuel.
L’action magique s’articule autour de deux actes principaux. Le premier est la parole, ou logos, en grec. C’est la formule magique qui devra être prononcée et éventuellement écrite. Le second consiste en un rituel, ou praxis, accompli parallèlement à l’incantation.
Logos. Le charme de base pourra comporter l’identification de l’objectif3, l’invocation d’un assistant surnaturel (un dieu grec, égyptien ou un personnage de la tradition biblique), des dessins et symboles magiques (charaktères, symboles récurrents dans les papyrus magiques, dont l'interprétation est encore très problématique) accompagnés de voces magicae4,l’identification du bénéficiaire ou de la victime (dans les amulettes et les défixions) et la prescription d’un rituel (dans les formulaires).
Praxis.Il existe trois catégories de méthodes complémentaires : 1) le port d’une amulette ou le dépôt d’une défixion, souvent décorée et généralement personnalisée, le bénéficiaire/victime et l’objectif étant clairement identifiés ; 2) la réalisation de recettes à base d’ingrédients d’origine animale, végétale ou minérale ; et 3) la pratique d’un rituel accompagnant une formule prononcée à voix haute.
Α, eeèèèιιιιοοοοουυυυυυôôôôôôô,
Ablanathamalaeô[...] Akrammachamarikaicha
[...] Seigneur Dieu et de tous les dieux,
soigne Thaèsa [ ...] echaima
èloeaouea, délivre(-la) au nom de Jésus-
Christ (charaktères).
Soigne Thaèsa, déjà, déjà, vite, vite5.
datée des 4e-5e siècles. © Université de Cologne
En revanche, certains papyrus dont le grand papyrus magique de Londres (P.Lond. 1.121 = MP³ 6006, formulaire hétérogène du 5e s.) contiennent des recettes qui s’apparentent davantage à des farces et attrapes qu’aux recettes magiques dont nous venons de présenter le schéma et sont regroupées sous l’intitulé paignia.
Farces de Démocrite :
Pour faire ressembler des objets en bronze à des objets en or : mélange du souffre natif avec de la terre crayeuse et donne un coup de chiffon.
Pour qu’un œuf devienne pareil à des pommes : fais bouillir l’œuf et enduis avec un mélange de safran et de vin.
Pour que le cuisinier ne puisse pas allumer le feu : place une plante à feuilles persistantes sur son foyer.
Ne pas sentir mauvais en mangeant de l’ail : fais griller des racines de bette maritime et mange(-les).
Pour qu’une vieille femme ne parle pas beaucoup ni ne boive beaucoup : broie des pignons de pin et jette(-les) dans son mélange de vin.
Pour que les gladiateurs dessinés combattent : en dessous d’eux fais une fumigation de tête de lièvre.
Pour que celui qui mange des (mets) froids se brûle : broies une scille dans de l’eau chaude et donne-lui pour se laver. Tu le délivreras avec de l’huile.
Pour que ceux qui ont difficilement des rapports y réussissent bien : donne de la gomme mélangée à du vin et du miel pour s’enduire le visage.
Pour boire beaucoup et ne pas être saoul : mange un poumon de cochon grillé.
Pour que celui qui voyage à pieds n’ait pas soif : gobe un œuf après l’avoir battu dans du vin.
Pouvoir être capable d’avoir de nombreuses relations sexuelles : broie cinquante pignons de pin avec deux kyathes de vin doux et des grains de poivre, et bois.
Pour avoir une érection quand tu veux : broie du poivre avec du miel et enduis-toi la chose.
La particularité de cette séquence de prescriptions réside dans l’objectif qui vise à tromper les sens : Tromper l’odorat avec une formule pour manger de l’ail et ne pas avoir mauvaise haleine ; tromper la vue avec de la fumée devant créer l’illusion du mouvement de deux gladiateurs, ou des teintures pour changer la couleur d’objets, imitant notamment l’or ; mais aussi tromper les réactions du corps avec des recettes aphrodisiaques, contre l’ébriété ou contre la soif ; voire pour tromper et enquiquiner autrui : avec cette astuce consistant à placer une plante à feuilles persistantes sur le foyer pour que le cuisinier ne puisse pas allumer le feu. (L’auteure de cet article décline toute responsabilité en cas de mise en pratique à la maison...)
Pour tromper les sens, les papyrus magiques contiennent également des charmes d’invisibilité, dont le modèle correspond à celui de la magie (magike technè) et non plus aux farces et attrapes (paignia). Richard Phillips a récemment rendu ces textes plus accessibles par une édition, une traduction et un commentaire en anglais6.
En effet, si, pour les modernes, l’invisibilité ne semble pas plus fiable que les « farces de Démocrite », tant la formulation que les méthodes mises en place dans les rituels visant à échapper à la vue des autres semblent fondées sur le même modèle d’élaboration « rationalisant » que les autres charmes. L’idée d’invisibilité ne recouvre pas uniquement le fait de disparaître complètement, mais aussi celui de passer inaperçu.
L’invisibilité est un motif littéraire connu. Si l’on pense aujourd’hui à l’Anneau unique créé par J.R.R. Tolkien, dans la culture classique, on trouve l’anneau de Gygès évoqué dans La République de Platon :
Gygès était un berger au service du roi qui régnait alors en Lydie. À la suite d’un grand orage et d’un tremblement de terre, le sol s’était fendu et une ouverture béante s’était formée à l’endroit où il paissait son troupeau. Étonné à cette vue, il descendit dans ce trou, et l’on raconte qu’entre autres merveilles, il aperçut un cheval d’airain, creux, percé de petites portes, à travers lesquelles ayant passé la tête, il vit dans l’intérieur, un homme qui était mort, selon toute apparence, et dont la taille dépassait la taille humaine. Ce mort était nu, il avait seulement un anneau d’or à la main. Gygès le prit et sortit. Or les bergers s’étant réunis à leur ordinaire pour faire au roi leur rapport mensuel sur l’état des troupeaux, Gygès vint à l’assemblée, portant au doigt son anneau. Ayant pris place parmi les bergers, il tourna par hasard le chaton de sa bague par-devers lui en dedans de sa main, et aussitôt il devint invisible à ses voisins, et l’on parla de lui, comme s’il était parti, ce qui le remplit d’étonnement. En maniant de nouveau sa bague, il tourna le chaton en dehors et aussitôt, il redevint visible. Frappé de ces effets, il refit l’expérience pour voir si l’anneau avait bien ce pouvoir, et il constata qu‘en tournant le chaton à l’intérieur, il devenait invisible ; à l’extérieur, visible. Sûr de son fait, il se fit mettre au nombre des bergers qu’on députait au roi. Il se rendit au palais, séduisit la reine et avec son aide, attaqua et tua le roi, puis s’empara du trône.
Platon, La République, II, 359d-360b, trad. E. Chambry
Parmi les sources attestant directement la pratique de la magie, quatre papyrus grecs contiennent des formules dont l’objectif est l’invisibilité7, mais à cela on peut ajouter deux charmes qui recourent à l’invisibilité pour atteindre un autre but8. Pour échapper à la vue des autres, trois méthodes sont prescrites dans les papyrus magiques grecs : (1) la modification du corps de l’intéressé, (2) plonger un endroit dans l’obscurité et (3) altérer la vision d’autrui. Il s’agit donc bien ici à nouveau de tromper la vue.
J’invoque l’esprit qui s’étend de la terre au ciel, le tout-puissant dieu de l’esprit des dieux (?) Assesouô, trompe les yeux de chaque homme ou femme, quand je sortirai, jusqu’à ce que j’aie accompli tout ce que je souhaite, et je dis Chôreith, écoute-moi, toi qui es en charge de l’univers, Alkme, maître de la mer, toi qui es en charge de la nuit…
P.Oxy. 58. 3931, 3e-4e siècle.
Magali de Haro-Sanchez
Avril 2016
3 Ils peuvent être très variés : prophylactiques (protection contre divers dangers comme les démons, les scorpions, les maladies, les agressions magiques), thérapeutiques (destinés à traiter ou à soigner le mal), sollicitant un quelconque bienfait (comme une faveur divine, de la chance, une vision, une victoire) ou agressifs (contrainte, victoire, vengeance etc.). Sur les papyrus iatromagiques, lire « Magie et médecine dans les papyrus grecs d’Égypte ». 4 Sous ce terme, nous reprenons les litanies et calligrammes composés de voyelles et sous « noms barbares », ceux composés de consonnes et voyelles formant des mots incompréhensibles. 5 Les traductions des papyrus sont toutes personnelles. 6 Phillips (2009). 7 P.Oxy. 58. 3931 (3e-4e) ; P.Berol. inv. 5025 (PGM I, 4e-5e), lignes 222-231, 247-262 ; P.Lond. 1.121 (PGM VII), lignes 619-622 ; (P.Lugd. Bat. J 395 (PGM XIII, 4e), lignes 234-237, 267-269, 270-277. 8 P.Berol. inv. 5025 (PGM I, 4e-5e), lignes 112-195 ; P.Lugd. Bat. J 394 (PGM XII, 4e), lignes 160-178.
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