Salades ou pas, elles sont liégeoises !

PetitesMythologiesLiegeoisesCe 18 mars paraît Petites mythologies liégeoises, un recueil de textes qui reprend les nombreux discours sur la cité ardente à son compte, tout en y ajoutant de nouvelles fabulations. Si Jean-Marie Klinkenberg et Laurent Demoulin, professeur et chercheur à l’ULg, se sont beaucoup amusés à l’écrire, l’ouvrage recèle une savante malice réflexive. Rencontre avec les auteurs

 

Boris Krywicki : De Tchantchès aux boulets frites, du « Oufti ! » à la Batte, votre ouvrage sonde une fricassée de thèmes locaux, souvent en profondeur. On imagine que, comme Liège, ces pages ne se sont pas bâties en un jour.

Jean-Marie Klinkenberg : Il s’agit bien sûr du fruit d’un travail de plusieurs années, qui a commencé en 2007. On ne s’était pas fixé d’échéance, et on aurait pu encore rester dix ans dessus. À l’origine, il y a un chapitre que Laurent et moi avons rédigé en commun, à propos de l’histoire de Liège. C’était au sein d’un gros volume sur le Palais des Princes-Évêques. Pour l’anecdote, un de nos quatre textes de l’époque n’a pas été retenu parce qu’il n’était pas politiquement correct. L’éditeur a accepté qu’on le republie ailleurs, dans un ensemble plus vaste. Depuis lors, on s’échange de temps en temps une brève mythologie, en fonction de nos inspirations et humeurs – il y a eu des silences pendant des mois entiers – et on se fait des remarques. Tout cela a construit l’ouvrage progressivement.

Laurent Demoulin : Il faut dire aussi, au risque de ne pas paraître commercial, que les mythologies représentent un genre qui vieillit assez vite. Nous nous sommes rendu compte que nos textes les plus anciens méritaient déjà d’être réadaptés. Il était temps de publier l’ensemble, sous peine de voir se périmer une bonne partie du travail.

J-M.K. : Je peux prendre l’exemple de la rue Varin (connue pour ses prostituées, ndlr), particulière pour énormément de Liégeois. Naguère, les automobilistes y roulaient à gauche pour avoir le loisir d’admirer les vitrines. Maintenant qu’elle est devenue à voie unique et que la population « intéressante » s’y est raréfiée, on a dû en parler comme on évoque un souvenir, alors que cela a été rédigé « en direct ».

L.D. : Il faut aussi prendre en compte le fait que Jean-Marie a écrit Petites mythologies belges, d’où la demande d’une suite spirituelle.

J-M.K. : C’est vrai que ce titre est devenu une vraie marque de fabrique. Notre préfacier, qui est bilingue et professeur à l’université de Leuven, a publié les Kleine Vlaamse Mythologieën, soit les « Petites Mythologies flamandes », en français. Ça devient un genre à part entière !

 

B.K. : Dans cet avant-propos, Jan Baetens dit d’ailleurs des Liégeois qu’ils sont tous des sémioticiens. Pourtant, on retrouve peu cette science du signe dans le reste de l’ouvrage.

J-M.K. : On peut dire qu’elle apparaît en filigrane. Si on prend Roland Barthes, notre référence historique première, la sémiologie consiste à lire le monde dans lequel on évolue, en faisant parler les lieux, les couleurs, la manière de marcher… On suit ce modèle-là : une sémiotique sauvage ! Notre démarche s’inscrit dans la lignée de beaucoup de travaux menés à l’Université de Liège qui visent à sonder les textes. Si on considère que la ville en incarne un, on l’a décrypté avec les pistes qu’elle nous donne : les noms de quartiers, de rues, les coutumes…

 

B.K. : Tous ces fragments ardents brûlent de nostalgie, de féérie aussi, parfois. Le livre pose plus de questions qu’il n’apporte de réponses. Cherche-t-il à battre le fer du mystère tant qu’il est chaud ?

L.D : J’espère, en tout cas, qu’il n’est pas trop pédagogique. Ainsi, quand nous nous interrogeons sur l’origine du nom du quartier des Vennes, par exemple, nous nous contentons en effet de la question, sans donner la réponse. Il suffit d’ouvrir le Gobert, ou de consulter Internet. Nous préférons susciter chez les lecteurs la curiosité plutôt que de répondre nous-mêmes. Pourtant, j’avoue que quand José Parrondo, l’illustrateur, m’a dit qu’il avait beaucoup appris en lisant le manuscrit, cela m’a fait plaisir. Il doit rester un petit peu de savoir dans nos pages, de façon indirecte.

J-M.K. : Nécessairement, car le contenu vient d’expériences de longue durée. Celle du vélo, de promenades le long de la Meuse, de traversées de l’autoroute Bruxelles-Liège… La réaction idéale qu’on attend chez le lecteur serait : « Ah oui, comme c’est bien ça : je n’y avais jamais pensé ! » Si les textes déclenchent cette réaction, c’est goal !

L.D. : Oui, ainsi, un texte évoque les rues qui portent des noms de personnes : nous nous demandons pourquoi, pour les uns, on retient le nom et le prénom et pour les autres seulement le nom. Celles et ceux à qui nous avons lu ce texte reviennent vers nous en nous donnant de nouveaux exemples, parfois dans d’autres villes !

 

B.K. : À part le dernier, qui fait office de conclusion, aucun de ces chapitres n’a été réellement écrit « à quatre mains ». Pourtant, ils ne sont pas signés. Vos deux plumes se confondent.

L.D. : Nous n’en avons même pas discuté, cela s’est imposé naturellement et cela nous convient. Il faut dire que nous avons chacun effectué des aménagements dans les pages de l’autre, puisque nous nous échangions nos textes. Je pense qu’on a eu raison : ces mythologies ne doivent pas être trop personnelles.

J-M.K : Oui, nous faisons parler une voix commune, celle du Liégeois-type.

 

B.K. : Vos « je », vos « nous » renvoient au lecteur du livre ?

J-M.K. : Ces marques de la première personne restent indistinctes, pour n’exclure personne.

L.D. : Parfois subsistent des effets de génération, qui laissent deviner l’auteur. Mais nous avons essayé d’être universellement liégeois. Nous nous prenons pour le Liégeois, même si nous savons qu’il n’existe pas. Nous jouons à « On disait » qu’il existait et que c’était nous. Et nous, Jean-Marie – Laurent, Laurent – Jean-Marie, on ne sait pas trop, peu importe. Notre éditrice a essayé de deviner qui avait écrit quoi : elle s’est trompée à plusieurs reprises, alors qu’elle nous connaît bien ! Il y a quelques pièges…

J-M.K. : En outre, dans le cadre universitaire, qui est le nôtre, il y a une grande tradition de l’écriture collective. En ce qui me concerne, au sein du Groupe μ (collectif historique de chercheurs liégeois, notamment en rhétorique, en sémiotique et en théorie de la communication, auquel appartient Jean-Marie Klinkenberg, ndlr), on a toujours pris pour règle de débarrasser nos publications des noms propres. Quand Laurent écrit un texte avec un autre professeur de Romanes, ses étudiants ne cherchent pas à savoir qui a rédigé quel passage. Ce caractère collectif était donc naturel pour nous.

 

B.K. : Malgré cette frontière floue, vous choisissez de livrer certaines clés de lecture de l’ouvrage, mais uniquement dans ce fameux dernier texte, intitulé « Mythologies ». Pourquoi ce choix ?

L.D. : Nous avons hésité à garder cette note d’intention. Elle a été ajoutée suite à quelques lectures « tests », qui ont engendré des malentendus. On nous disait : « Pour moi, ce n’est pas ça, Liège. » Mais nous parlons du discours sur la ville et non de sa réalité intrinsèque. Nous avons éprouvé le besoin d’éviter ce genre de malentendus… puis, bien sûr, nous avons  pris plaisir à théoriser nous-même nos textes – on ne se refait pas !

J-M.K. : Ce texte est à la fin car livrer les explications dès l’entame du livre, cela aurait été lourdaud. Comme si on disait : « Écoutez, vous allez lire des textes sérieux. » La préface a déjà ce rôle-là, elle indique un niveau de théorisation, même si elle est drôle. Et justement, on ne voulait pas casser l’effet d’amusement.

L.D. : D’où le choix de José Parrondo pour illustrer la couverture. Nous voulions quelque chose de souriant. Et, avec lui, nous savions que c’était gagné d’avance. Il s’est même réapproprié le mythe de la ville souterraine sous la Meuse. Nous sommes ravis de cette couverture.

 

B.K. : Le livre va du plus léger au plus sérieux ?

J-M.K. : Disons qu’on a gardé le plus réflexif pour la fin. La logique du livre serait plutôt thématique : il enchaine les phénomènes anthropologiques.

L.D. : Les textes les plus intellectuels ont été écrits après-coup. Nous les avons donc placés en aval. L’idéal serait que le lecteur s’amuse d’abord, puis se mette à réfléchir. Comme dans Pilote, le journal de BD des années 1960 et 1970, avec Goscinny, Gotlib, Fred, Mandryka, Cabu et tant d’autres, dont le slogan était « le journal qui s’amuse à réfléchir ». La dernière phrase de Petites mythologies liégeoises y fait allusion : c’est une sorte de modèle, qui a bercé nos enfances et nos adolescences.

 

B.K. : En résultat, on doit s’attendre à du concret ou plutôt à du ressenti ?

L.D. : Notre alchimie propose un mélange des deux. Il y a une part de détricotage, qui se veut rationnel, et une autre de fantasme, de subjectivité, qu’on espère pas trop personnelle, comme si elle émanait de l’air du temps. Nous n’avons pas du tout pensé à un public-cible. Dans un premier temps, nous avons d’ailleurs essayé de publier le livre à Bruxelles. Cela n’a pas marché : les éditeurs bruxellois jugeaient l’ouvrage trop liégeois. Ce refus ne nous a pas fait changer de contenu.

 

B.K. : Il faut saluer la densité du livre, impressionnante au sein d’une centaine de pages. Ne doit-on pas y voir aussi une dimension universelle, un essai sur l’identité d’une ville en général plutôt qu’à propos de Liège spécifiquement ?

L.D. : C’est sûr qu’on aimerait bien avoir autant de résonnance à Pékin qu’à Liège ! Mais c’est loin d’être gagné d’avance.

J-M.K. : En tout cas, le monde entier est convoqué dans notre propos : Paris, Rome, l’Amérique… Comme si Liège était un trou noir qui aspirait tout ça.

L.D. : Une des mythologies porte un titre en latin qui fait de Liège le centre du monde ! Plus sérieusement, s’il y a une part universelle, nous n’avons pas eu peur de nous adresser à des lecteurs qui connaissent Liège. Il y a une sorte de déviance : si vous parlez de New York, c’est universel à tous les coups. Même refrain pour Paris, dans une moindre mesure. Or, chaque habitant de chaque ville a le droit d’avoir des textes sur son havre. Au risque d’être moins fédérateur, tant pis ! Nous avons le droit, nous, Liégeois, de nous prendre pour universels. Et si on ne l’est pas, on joue le jeu.

J-M.K. : C’est sans doute vrai que certaines villes se donnent d’emblée pour plus universelles que d’autres. Bruxelles et sa multiculturalité, par exemple, se parle beaucoup. Liège ne mise pas sur les mêmes choses, mais elle narre aussi volontiers son histoire, plus que Charleroi, qui n’a pas autant été « mythologisée ». Mais ce discours sur Liège est né ailleurs. Ce sont les romantiques français, sur le chemin de l’Allemagne, qui ont découvert notre cité. Elle les a fascinés. Voilà le point de départ de ces mythologies, que l’on rappelle dans l’ouvrage.

 

B.K. : Il y a d’ailleurs plusieurs passages qui rectifient certaines croyances un peu à côté de la plaque.

J-M.K. : Il n’y a aucune prétention didactique, mais nous prenons les discours sur Liège comme objet, on ne peut pas s’empêcher de leur dire de temps à autres « Rastrins ! » (« un ton plus bas » en wallon, ndlr), ou « c’est dingue qu’on soit allé jusqu’à dire ça ! ». En fait, il y a deux dimensions, dans ce livre, difficilement démêlables l’une de l’autre : la critique, qui traite le discours sur Liège avec ironie, et la complaisance, où on en rajoute une couche en inventant nos propres mythes.

L.D. : Par exemple, l’un des textes fantasme une Liège inversée, « Égeil », qui serait sous la Meuse. Un autre mystifie le bus 4 et sa boucle qui traverse le fleuve. Nous en faisons toute une montagne, exprès. Cela ne s’est jamais dit nulle part avant, il me semble.

 

B.K. : Donc vous amplifiez le discours, vous parlez à la place des Liégeois de figures qui ont de l’importance pour eux.

J-M.K. : Exactement ! Et s’ils en avaient parlé eux-mêmes, on leur aurait dit « Rastrins ! » (Rires)

L.D. : Nous sommes des casse-pieds, en fait ! (Rires)

 

Boris Krywicki
Mars 2016

 

crayongris2Boris Krywicki est chercheur au Laboratoire d’Étude sur les Médias et la Médiation  de l’ULg (LEMME). Ses recherches doctorales portent sur la critique dans la presse vidéoludique.  Il est par ailleurs journaliste indépendant en reportage de terrain et en critique culturelle pour différents médias.

 


 

 

Les Petites Mythologies Liégeoises déballeront leurs quatre (mille) vérités lors d’une soirée de présentation animée par Pierre Kroll le jeudi 18 mars à la librairie Pax dès 18 heures et le 24 mars à 18h30 à la librairie Livre aux Trésors, lors d'une soirée animée par Carmelo Virone. Comme le veut l’usage, l’ouvrage sera alors disponible dans toutes les libraires mythiques de Belgique.