Dans son essai, «Inventer en littérature», Jean-Pierre Bertrand étudie cinq formes littéraires – le poème en prose, le vers libre, le monologue intérieur, le calligramme (et le poème-conversation), l’écriture automatique – inventées en un peu plus de six décennies, entre Le Spleen de Paris de Baudelaire, recueil rédigé entre 1855 et 1864 et paru de manière posthume en 1869, et Les Champs magnétiques, ouvrage composé par André Breton et Philippe Soupault en 1919 et publié l’année suivante. Autant de «dispositifs techniques» qui se sont affranchis «des conventions du passé» et dont certains se sont aujourd’hui banalisés.
D’entrée de jeu, vous faites la différence entre inventer et découvrir, ce terme-ci renvoyant plutôt à l’histoire des sciences.
La question de la découverte a été réglée au 18e siècle: on découvre en sciences et on invente ailleurs. Le concept d’invention n’est pas simple à définir. C’est pour cela qu’il faut recourir à d’autres concepts qui lui sont concurrents comme celui d’imagination. L’invention est du côté du faux, de la fiction. On découvre une chose cachée mais dont on ne supposait pas l’existence tandis que l’invention porte sur du non-existant. Mais un certain nombre de philosophes des sciences et de sociologues des sciences, comme Bruno Latour ou Isabelle Stengers et Judith Schlanger remettent en cause cette binarité en laissant entendre par exemple pour l’Amérique qu’on l’a certes découverte mais aussi inventée.
Longtemps il y a eu une confusion entre inventer et imiter. C’est à l’âge classique que les deux notions commencent à prudemment se distinguer l’une de l’autre.
Le grand dogme qui préside à la production artistique en général est celui de l’imitation. On imite la nature et puis après Aristote, on imite les anciens qui ont si bien imité la nature. À tel point que l’imitation ne semble pas du tout être un frein à ce que l’on pourrait appeler l’invention, ou l’inventivité. La Fontaine dit quelque part que son imitation n’est point un esclavage. Comme si la contrainte était source de productivité ou d’invention. Ce qui a permis l’émancipation de l’invention, c’est l’affirmation assez lente du pouvoir de l’imagination. Elle va petit à petit trouver sa voie chez des gens comme Pascal ou Malebranche pour déboucher sur une nouvelle façon de penser qui trouve une légitimité dans ce qui deviendra la fiction au 19e.
Pourquoi est-ce à la fin du 18e siècle, principalement avec André Chénier, que l’invention et la fiction en littérature commencent à s’imposer ?
Parce qu’à cette époque, se met en place un nouveau cadre, ce que je développe dans la deuxième partie de l’ouvrage, celui de la littérature. Le passage de la notion de belles lettres à celle de littérature permet l’émergence du principe même de l’invention. On se débarrasse de cette obligation de créer dans le cadre de l’imitation qui est le régime même des belles lettres qui renvoie à une norme, à un beau-langage, etc. Le concept de littérature apparaît en 1800 avec le texte-pivot de Germaine de Staël, De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales. Pour la première fois, je crois, y est défini une sorte de projet pour la littérature qui lui est propre, post-révolutionnaire, républicain. Germaine de Staël se demande comment penser la littérature sur les ruines de la révolution. Les premiers à s’être saisis de ce cadre nouveau vont être les romantiques.
Vous distinguez l’invention en littérature de l’inventivité.
Les inventions dont je m’occupe ne sont pas d’immenses inventions. Elles sont très techniques. L’inventivité, par principe, elle est partout en littérature, à quelque époque que ce soit. Ce qui m’a toujours intéressé, c’est le processus inventeur en littérature. La question est de savoir s’il procède du même processus que dans ce que Derrida appelle les technosciences. C’est cette question qui est le fil rouge des cinq inventions que j’ai répertoriées: quand surgissent-elles ? Par quels moyens s’instituent-elles en tant qu’inventions ? Quels discours les portent ? Quel est le rapport entre l’invention et le mouvement qu’elle est censée emblématiser
La première invention que vous retenez est le poème en prose de Baudelaire.
Ce n’est pas lui qui l’invente, il le dit lui-même. La forme est mise au point sans discours et sans projet particulier par Aloysius Bertrand dans Gaspard de la nuit, quasiment vingt ans auparavant. Baudelaire s’en sert pour en faire tout autre chose. Et accompagne cette reconnaissance de dette de tout un discours qui va dans le sens d’une forme de déclassement, affirmant vouloir parler de la vie moderne et non, comme Bertrand, de la vie ancienne. Et, lui qui détestait la presse, il va publier ses poèmes dans La Presse de Girardin et dans d’autres journaux Baudelaire, trouvant ainsi, me semble-t-il, l’équivalent du roman-feuilleton pour la poésie.
Certaines inventions donnent lieu à des batailles, comme le vers libre, d’autres pas, tel le monologue intérieur.
Il n’y a pas de brevet en littérature, comme dans d’autres domaines, mais certaines inventions peuvent donner lieu à des batailles et à des revendications. Chez Baudelaire, pour le poème en prose, la revendication est très ténue, présente dans sa correspondance, qui relève donc du discours privé, et dans sa lettre à Arsène Houssaye qui sert de préface au Spleen de Paris. Mais le vers libre donne effectivement lieu à une bataille. Gustave Kahn, dans la préface de ses Palais nomades en 1887, tente de s’attribuer la paternité de l’invention par des stratégies qui sont celles de l’exclusion, de la précision techniciste, triant entre ce qui relève du vers libre et ce qui n’en est pas. Le cas du monologue intérieur est encore différent. Édouard Dujardin, qui l’a inventé en 1888 dans Les lauriers sont coupés, le théorise dans un essai1 trente ans après, parce que Joyce est passé par là avec Ulysse.
1 Le Monologue intérieur, son apparition, ses origines, sa place dans l'œuvre de James Joyce et dans le roman contemporain (1931)