Hommes et femmes au Moyen Âge, Histoire du genre, XIIe-XVe siècle
(Paris, Armand Colin, Cursus, 2013)
Histoire des femmes, histoire mixte, les relations entre filles et garçons d’hier, d’aujourd’hui et de demain, le manuel précédent appelait un autre récit, celui de la manière dont de telles relations se sont établies, une piste tracée et réclamée par Joan W. Scott dès 1986. C’est au médiéviste Didier Lett (par ailleurs responsable du volet médiéval de La Place des femmes dans l’histoire) que l’histoire du genre est redevable de cet éclairage sur les racines médiévales de la construction des identités. Le large éventail de points de vue brossé dans son livre met en évidence l’extrême complexité de la cartographie des relations entre les hommes et les femmes durant la période concernée.
Il n’existe aucune synthèse en français sur le genre au Moyen Âge, et les études ambitionnant d’y contribuer sont à la fois rares et simplifiées, révèle l’auteur, qui déplore les questions biaisées auxquelles les réalités médiévales ont été soumises. Les « régimes de genre » sont sujets à variation, aussi est-il essentiel de les historiciser, et c’est une grave erreur de leur appliquer des généralisations non pertinentes extrapolées des rapports de sexe contemporains : chacun d’entre eux est un agencement « particulier et unique des rapports de sexe dans un contexte historique, documentaire et relationnel spécifique ». L’analyse des données requiert la prise en considération de trois paramètres majeurs : le contexte historique (ce qui nécessite une bonne connaissance de la période allant du début du 12e à la fin du 15e), le contexte documentaire (les conditions dans lesquelles le document a été produit ; les espaces permettant d’entrevoir des sources non normatives), et, last but not least, le contexte relationnel (le genre est un type de relations socioculturelles parmi une large gamme d’autres variables – âge, condition sociale, race, habitat, statut marital, etc. Nombre d’interprétations contemporaines sont anachroniques, comme, par exemple, assimiler à une forme de « féminisme » les revendications d’épouses de l’élite urbaine, qui protestaient contre la limitation du luxe vestimentaire (elles voulaient avant de tout maintenir leur distinction sociale). L’auteur s’est imposé une mission pédagogique en deux temps : observer le fonctionnement des régimes de genre durant ces siècles et, ce faisant, chercher à répondre à des questions fondamentales concernant « être ou agir » comme un homme ou une femme durant ce laps de temps. Après avoir insisté sur l’absence de distinction entre genre, sexe et sexualité et le lien intrinsèque entre ces trois notions au Moyen Âge, notre historien envisage la problématique sous trois angles successifs : identité, culture, société.
Identité
Il eût été difficile d’ignorer les deux récits de la création, fondement scripturaire de la domination masculine. Ils étaient une émanation des valeurs des sociétés qui les ont produits, valeurs, qui ont ensuite été intégrées par la société médiévale. Mais le discours n’était pas pour autant univoque, aussi Lett a-t-il le souci de donner quelque relief aux interprétations contradictoires du récit biblique, lesquelles n’admettaient ni l’infériorité de la femme ni l’imputation de la faute à la seule Ève.
Dans leur ensemble, les propos médiévaux abondaient dans le sens d’un corps féminin qui se réduisait à un homme incomplet, manqué, mutilé. Ce qui primait avant tout chez la femme, c’était la maternité. C’est sur le schéma galénique d’une même anatomie chez les femmes et les hommes – mais parties internes chez les premières, externes chez les seconds) que s’est fondée la thèse défendue par Thomas Laqueur dans La Fabrique du sexe (1990 ; trad. fr. 1992). Jusqu’au 18e siècle, c’est un modèle unisexe qui a dominé : les différences de genre ont précédé celles de sexe, et les différences corporelles ou biologiques n’étaient par conséquent pas significatives.
D’accord avec les critiques qui ont été adressées à cette théorie, Lett indique également diverses pistes permettant de constater la présence de signes avant-coureurs du modèle des deux sexes (rôle de l’âge et du milieu social ou encore vision différente dans des documents autres que scientifiques). « Beau sexe », « sexe faible », la beauté et la faiblesse sont alors étroitement liées, et la littérature a contribué à construire les canons de la beauté féminine (essentiellement aristocratique) en valorisant les qualités virginales, la blancheur… On accorde aussi beaucoup d’importance à d’autres marqueurs sociaux, comme la longueur de la chevelure, voire sa taille (les aristocrates la portent plus longue que les paysans). Quant à la cosmétologie, modification pécheresse de l’œuvre divine, on accuse les filles d’Ève de l’utiliser pour séduire et tromper. La féminité et la masculinité s’affirment différemment suivant les circonstances : attributs physiques (faiblesse, douceur, versatilité, excessivité et lubricité) chez les unes, qualités morales conditionnées par le statut social chez les autres (supériorité des clercs ; courage, droiture et générosité des chevaliers ; sobriété, modération, responsabilité, autorité sur les femmes et la jeunesse pour les artisans ; rationalité, modération, excellence du verbe et désexualisation du corps pour l’universitaire ; laideur, sauvagerie, et ardeur au travail des paysans ; dévalorisation en les féminisant de ceux jugés socialement ou religieusement inférieurs).
Toutes ces affirmations sont non seulement étayées de forces renvois à des sources, elles sont parfois aussi illustrées de documents textuels concrétisant les rapports de genre (Le Jeu d’Adam, du milieu du 12e siècle, fait toucher du doigt la hiérarchie entre Dieu et Adam, Dieu et Ève, et Adam et Ève), voire de sceaux et de croquis de vêtements, deux signes identitaires majeurs qui, avec le nom, ont alors construit les identités sociales. On ne sera pas étonné d’apprendre la forte dépendance de l’identité des femmes vis-à-vis des hommes de leur parenté (épouse, fille de, sœur de…), mais peut-être davantage de découvrir le thème iconographique de la lutte pour la culotte…
Culture
Examiné avec les mêmes précautions, le volet de la culture ne réserve pas de surprises. Pédagogie fortement sexuée (garder les filles, éduquer les garçons), avec cependant certaines distorsions entre sexe anatomique et genre (la fille apprend son rôle d’épouse et de mère, voire à agir comme les hommes si elle doit se préparer à cette fonction ; le garçon apprend à diriger la maison) ; transmission de valeurs sexuées, nuancées par le rang de naissance et le sexe de la fratrie. La scolarisation se transforme au fil des siècles et se fait plus accessible aux fils de riches bourgeois ; les milieux humanistes du 15e siècle ouvrent des écoles féminines, mais l’exclusion des femmes de l’université les marginalise dans la culture académique (sans toutefois les amputer de l’accès au savoir transmis par l’auralité, une audition partagée des textes écrits).
Même si les situations sont étroitement conditionnées par l’époque, la région et le milieu social, les femmes jouent un rôle essentiel dans l’essor de la culture de cour et notamment dans l’impulsion donnée aux traductions en langue vulgaire. Comme en attestent les inventaires, beaucoup d’entre elles ont ainsi pu pénétrer dans un univers qui leur était fermé, même s’il n’empêche que les bibliothèques ont bien un sexe : nombreux textes latins dans celles des uns, d’ouvrages de piété en langue maternelle dans celles des autres (toutefois, d’aucunes appartenant à certains milieux s’écartent des lectures préconisées et possèdent des romans ou encore des ouvrages de droit). Dans de telles conditions, rares ont été les femmes auteures. Sans oublier les trobairitz ou des écrivaines peu connues, il y a aussi les Hildegarde de Bingen et Marie de France, dont la haute naissance, l’éducation et le haut degré de culture de l’entourage masculin ne sont certainement pas étrangers à la prise de plume.
Quant à Christine de Pizan, dont le père était médecin et astrologue au service de Charles V, elle a même pu vivre de ses écrits et a activement défendu la cause des femmes. Mais la première écrivaine professionnelle en langue française regrette pourtant d’être née femme et a le sentiment de feindre d’être un homme. Notre historien médiéviste rappelle ici très judicieusement que, si on a longtemps voulu voir dans l’amour courtois un âge d’or pour celles ainsi adulées, ce n’était qu’une stratégie littéraire, loin de la réalité, et l’amour adultère au féminin est alors sévèrement puni par la loi. Comme il le souligne, « le binôme d’opposition charnel/spirituel est (alors) plus structurant que le binôme homme/femme. »
Si les filles d’Ève sont les seules à ne pouvoir accéder au clergé séculier, ni le laïc ni la femme n’ont le droit de prêcher publiquement. Souvent cloîtrées malgré elles, les nonnes se voient imposer une vie de pureté virginale absolue, et d’ailleurs, selon Jérôme, celle qui a fait vœu de servir le Christ cessera d’être une femme et sera appelée un homme. Les distinctions sexuelles ou de genre prévalent toutefois dans certains cas : beaucoup plus stricte pour les femmes, la clôture n’adapte pas non plus les règles qu’elle leur applique, et même si une Héloïse a parfaitement intégré « sa différence, son infériorité, sa soumission au pouvoir masculin », elle proteste contre des habits inadaptés aux menstrues ou le processus bien plus long pour éprouver la vocation d’une future nonne… Mais il est aussi des femmes qui, dans les milieux urbains, se sont partiellement soustraites à l’autorité de l’Église, qu’elles s’enferment dans des réclusoirs, ou, surtout, qu’elles mènent la vie semi-religieuse de béguines – rien de subversif dans le mouvement initial, mais elles ne tardent pas à briser les clivages entre lettrés et illettrés et ébranlent incontestablement le monopole ecclésiastique.
Richement informé lui aussi, le chapitre portant sur les croyances et pratiques sexuées confirme les tendances observées ailleurs, qu’il s’agisse de la double inégalité, sexuelle et sociale (répartition des chrétiens durant le service divin ; participation aux pèlerinages, miracles et sanctuaires ; confréries ; distribution des saintes et saints ; contraste entre le caractère uniforme des élus dans le sein d’Abraham et les fortes différences d’âge, de sexe et de statut social du côté des damnés ; mouvements hérétiques et rôle de l’Église dans la reproduction des structures patriarcales (elle s’est évertuée à « véhiculer l’image de sectes irrespectueuses des valeurs chrétiennes, perverses, confondant les genres, mettant à mal les codes de bonne conduite sexués et sexuels » ), de l’apparition d’une sorte de « sex/gender continuum », voire de multiples variations opérées sur deux genres dans le cas des saintes et saints (les premières se font plus masculines, et les seconds plus féminins, même si chacun conserve de nombreux caractères attribués à son sexe).
L’auteur réclame aussi une analyse critique du phénomène très féminin du mysticisme, qu’il faut interpréter à la lumière de la nature des témoignages : peu de ces récits ont été rédigés directement par elles et on a tout lieu de penser que, répondant aux attentes genrées de leur société, les sources hagiographiques masculines ont amplifié le corps comme lieu privilégié de la dévotion féminine. L’asymétrie entre les sexes a forcément des implications juridiques et politiques. Éternelles mineures, les femmes vivent sous la coupe de l’époux, voire du père, leur témoignage est souvent irrecevable (n’a-t-on pas même proposé l’étymologie ‘testicule’ pour le latin testis, le témoin ?), ou moindre par rapport à celui d’un homme ; dans l’Italie communale, seuls les hommes peuvent avoir une citoyenneté complète, l’autre sexe n’a même pas le droit d’accéder aux lieux de pouvoir. Cette exclusion est moins extrême dans le droit féodal, royal, civil ou canonique : investitures féminines de fiefs, directions par l’épouse des propriétés du couple en l’absence du conjoint, prises des armes, reines étroitement associées au pouvoir royal, voire exerçant un pouvoir réel (identifié d’ailleurs à une virilisation), sans oublier les régences au féminin. On assiste néanmoins à une dégradation progressive de la situation et, même si le recours à la loi salique n’a pas été abordé en termes de genre lors de la menace d’investiture étrangère, les juristes du 15e siècle en ont fait un mythe pour abusivement théoriser l’exclusion des femmes du trône.
Société
L’interprétation du monde du travail a très longtemps cru pouvoir se fonder sur les images d’Épinal des textes et des calendriers agricoles des siècles médiévaux pour définir les realia de la répartition des sexes. Ces témoignages n’ont qu’une valeur symbolique, insiste l’auteur, et on se doit de les décrypter à la lumière de leur finalité (la construction sociale de l’inégalité des sexes) et de la nature des destinataires. La répartition du travail mixte selon les deux binômes privé/public n’est pas pertinente à ces époques et doit, elle aussi, être nuancée selon les paradigmes constamment évoqués dans ces Hommes et femmes au Moyen Âge. La scène de semailles, où l’épouse porte un sac bien plus lourd que le tablier du semeur, ne peut se satisfaire de l’explication « naturelle » de la force virile et renforce la théorie aristotélicienne du rôle de la semence paternelle dans la fécondation.
On est frappé par le peu de visibilité des femmes, dont les occupations subalternes n’ont guère laissé de traces dans un régime de genre qui réservait au mari la reconnaissance sociale par le travail. Très peu de visibilité aussi dans la criminalité, des documents que les féministes ont explorés dans la perspective oppression-domination ; à l’exception de l’infanticide (imputé évidemment aux femmes), elles sont rarement accusées d’homicide. Selon l’histoire masculiniste, la faiblesse des femmes les empêchait d’être violentes, une idée arrêtée qui a fait dire à Michelle Perrot que refuser à la femme sa nature criminelle était une autre façon de la nier ! Leur comportement sexuel et conjugal est fréquemment attaqué dans les injures verbales : même si elles sont adressées au mari, en réalité elles impliquent essentiellement l’épouse (« fils de putain », « bâtard », « cocu », « surveille ta femme et ta fille » … – il faut savoir que ces locutions avaient alors leur plein contenu sémantique). Faut-il préciser que les sources judiciaires n’attestent guère de cas de viol ? Les femmes d’antan se résolvaient d’autant moins facilement à l’humiliation de la dénonciation que leur incapacité juridique les obligeait à passer par la médiation masculine, et qu’on les accusait d’avoir pris du plaisir… Or tout plaisir charnel était alors coupable.
L'accouplement entre conjoints n’était licite que s’il était pratiqué en vue de la procréation, sans passion, en dehors des interdits du calendrier, ou encore dans la seule position du missionnaire. Matière inerte attendant de recevoir, la femme devait être passive, et d’ailleurs les partenaires se définissaient alors en termes de rôles (passif/actif). Les relations entre personnes du même sexe sont difficiles à percevoir, surtout celles entre femmes ; on ne les connaît guère qu’à travers des traités qui les répertorient et les condamnent ou à travers leur mise en scène dans la fiction. On notera enfin que la relation était asymétrique dans les couples mariés, les échanges entre époux s’apparentaient à ceux entre suzerain et vassal, une situation renforcée par l’écart d’âge. Tout en plaidant en faveur de l’existence d’un réel pouvoir des femmes au sein du couple, les inversions grotesques des rôles dans les fabliaux ou encore la lutte pour la culotte trahissent l’angoisse qu’éprouvent les hommes à la perspective de la perte de leur domination. Après avoir tenté de promouvoir une certaine égalité entre les deux sexes, le délit d’adultère se déclinera ensuite surtout au féminin, remarquons cependant que l’adultère spirituel avec un amant ou une maîtresse céleste doit être accepté par le conjoint jaloux.
*
* *
Je me suis longuement arrêtée à cette histoire du genre, qui, tout revoyant les interprétations habituelles du Moyen Âge, permet d’appréhender l’origine de plus d’un stéréotype et d’une inégalité de la société actuelle. Il ne reste qu’à espérer qu’elle sera bientôt complétée par d’autres d’explorations du même type (Hommes et femmes dans l’Antiquité grecque et romaine. Le Genre : méthode et documents, dirigé par Sandra Boehringer et Violaine Sebillotte Cuchet, autre publication de la collection Cursus n’entreprend pas d’histoire du genre) !
Au moment où certains voudraient faire éclater toutes les catégories et réalités féminin/masculin, l’étude de l’histoire des femmes et celle de l’histoire du genre au Moyen Âge restent un outil indispensable pour éclairer le passé et, par conséquent aussi, le présent.
Juliette Dor
Novembre 2015
Juliette Dor est spécialiste de littérature anglophone. Elle a beaucoup travaillé sur la littérature du Moyen Âge et la réécriture des mythes. Elle s’est beaucoup investie dans les études de genre, a publié un éventail d’articles dans cette perspective, a co-fondé la collection Medieval Women, Texts and Contexts chez Brepols, ainsi que le FER ULg.
Voir aussi l'article de Marie-Élisabeth Henneau, La « Querelle des femmes », un débat qui ne date pas d’hier
Page : précédente 1 2 3 4