La Place des femmes dans l’histoire. Une histoire mixte
(Paris, Belin, Mnémosyne, 2010)
Ce premier manuel propose un outil pédagogique aux enseignants du primaire et du secondaire, tout en ouvrant de nouvelles perspectives au public élargi d’étudiants et de parents. Il est préfacé par Michelle Perrot, une des grandes pionnières en histoire des femmes, et coordonné par Geneviève Dermenjian, Irène Jami, Annie Rouquier et Françoise Thébaud, d’autres spécialistes d’envergure.
« Pas d’histoire sans elles », annonce l’introduction, qui confirme s’intégrer aux directives d’avril 2010 relatives au programme d’histoire en mettant celles-ci en exergue : « Le programme d’histoire place clairement au cœur des problématiques les femmes et les hommes qui constituent les sociétés et y agissent. Le libre choix laissé entre plusieurs études doit permettre en particulier de montrer la place des femmes dans l’histoire des sociétés ».
Comme le dénonce celle qui créa à Jussieu dès 1973 un cours intitulé « Les femmes ont-elles une histoire ? », sous le couvert de l’universel, les manuels ont perpétué une vision virile de l’histoire, aux mains d’hommes petits et grands. Il a, par exemple, fallu longtemps avant qu’on ne précise qu’en France le suffrage « universel » est resté masculin jusqu’en 1944. Absente des programmes, l’histoire des femmes s’est souvent glissée dans le secondaire à travers « des brèches », ou au gré d’expositions, voire de rencontres. En perpétuant l’inégale représentation des hommes et des femmes ainsi que les stéréotypes qui y sont associés, les manuels traditionnels ont contribué à la persistance de ceux-ci. Se tourner vers d’autres sources et poser un regard neuf sur le passé permettent de sortir de l’invisible le travail des femmes, leurs créations ou encore leurs activités politiques. Ce sont des raisons à la fois scientifiques et civiques qui ont incité les responsables de ce volume d’histoire des femmes à choisir d’en faire un manuel d’ « histoire mixte ».
La mise en lumière des réalisations au féminin dans un monde mixte met en effet en valeur leur présence dans l’espace public, donne aux élèves des modèles d’identification et permet d’admettre la légitimité de leur volonté d’accéder à des domaines où la mixité peine à s’imposer. De nouveaux objets d’histoire surgissent d’une approche attentive aux deux sexes ; elle suggère que le privé (les émotions, le corps, la sexualité, la reproduction…) a sa place dans l’histoire sociale et politique, de même, d’ailleurs, que l’étude de la construction de la virilité. Non seulement une nouvelle histoire des femmes, mais aussi une nouvelle histoire, plaidait-on dans les années 70.
« Pas d’histoire sans elles » s’inscrit dans cette démarche et invite à repenser l’histoire, à s’interroger sur l’adéquation des césures chronologiques et des connotations communément admises ; des questionnements tels que « Y a-t-il eu une Renaissance pour les femmes ? », « Les femmes ont-elles des Lumières ? », sont un des leitmotivs du manuel et des dossiers documentaires dont disposent dorénavant les enseignants. Convaincues que l’histoire n’est pas faite de connaissances définitivement établies et que son récit se modifie au gré des questions posées, la volonté des maîtresses d’œuvre est, in fine, de modifier le regard des historiens tout en reconsidérant « toutes les matrices intellectuelles et matérielles des synthèses enseignées ». Première étape de cet ambitieux programme, La Place des femmes propose un ouvrage professionnel destiné à accompagner le changement d’angle de vue.
L'histoire mixte
L’histoire mixte ainsi née du projet orchestré par Mnémosyne (Association pour le développement de l’histoire des femmes et du genre) s’organise en textes riches d’informations scientifiques récentes, en documents - le plus souvent nouveaux - à exploiter avec les élèves, ainsi qu’en pistes d’exploitation, à l’intention du primaire ou du secondaire. La première partie du volume traite de thèmes au programme en substituant des chapitres consacrés à une histoire vraiment mixte à leurs équivalents traditionnels. Celui dévolu à la « recherche d’un nouveau régime politique en France » à partir de 1848, annonce d’emblée que
Pour mieux comprendre ce qui sépare et ce qui rapproche les divers courants, il est révélateur d’observer la place des femmes dans, hors et selon ces ‘partis’. Les femmes peuvent-elles s’approprier l’héritage de la Révolution, alors même que les femmes révolutionnaires sont oubliées ou discréditées ? Que signifie le refoulement des femmes hors de la sphère politique, y compris de la part de ceux qui se disent les plus ‘éclairés’ ?
Caricature de Georges Sand en 1848, par AxagoreLes luttes et échecs de celles baptisées «les femmes de 1848» aident à mesurer le sens restrictif des idées de liberté et de fraternité qui triomphent alors. C’est dans le même esprit que les responsables de ce nouvel outil pédagogique ont mis l’accent sur l’analyse du genre de la première partie de la IIIe République (maternité pour les filles d’Ève, pouvoir pour les fils d’Adam : LA femme mère généreuse allégorie de la Nation, la masculinité fondatrice de Jeanne d’Arc, un enseignement élémentaire pour tous mais à finalités différentes, un enseignement secondaire dont la mission est de faire des épouses et des mères éclairées - pas des femmes émancipées ou des bas-bleus).
L’affaire Dreyfus et les deux grandes lois consécutives (les associations ; séparation des Églises et de l’État) sont l’occasion d’aider à comprendre la construction de la culture politique du 20e siècle. Conflits de valeurs qui concernent hommes et femmes, dreyfusardes, La Fronde et suffragisme, antidreyfusardes et clergé, dissymétrie entre hommes et femmes dans la déchristianisation, apparition du terme « féminisme » dans son usage définitif, résistance féminine conservatrice, les Ligueuses et l’idéal d’une femme soumise confinée à la sphère privée, féminisme plus radical de la condition et des droits de la femme, antiféminisme de droite, antiféminisme des socialistes hostiles au féminisme « bourgeois », ou encore antisuffragisme des radicaux de gauche… un bouillonnement d’oppositions complexes et enchevêtrées, des femmes de plus en plus nombreuses dans des activités publiques, une Ève nouvelle et les angoisses d’Adam…
L'histoire des femmes
Loin de se limiter à la présentation d’une histoire mixte strico sensu, dans une deuxième partie de l’ouvrage, les auteures ciblent plus directement l’histoire des femmes, et convoquent des thématiques qui n’ont généralement guère été abordées. Ainsi, « Expansion européenne et sociétés coloniales : la part des femmes » se penche sur un domaine négligé à la fois par les travaux sur l’expansion européenne et par ceux sur le fait colonial. Ce qui passa longtemps pour une affaire d’hommes comporte pourtant son lot de problématiques liées à la différence des sexes. Femmes non occidentales victimes de violences ou actrices à part entière, Européennes engagées dans une expérience d’émancipation, modification de la masculinité des colonisateurs et colonisés : en métropole comme dans les colonies, les colonisatrices ont dérangé leurs contemporains, bouleversant du même coup la construction des genres. Autre exemple, « L’Europe et les femmes » est dévolu au demi-siècle durant lequel l’Europe a affirmé sa présence dans la vie des pays membres.
Il dresse le bilan de l’avancée des femmes : deuxième vague de féminisme dans les années 70 et naissance d’aspirations nouvelles, Louise Weiss (« grand-mère de l’Europe »), Simone Veil à la présidence du Parlement européen, la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discriminations à l’égard des femmes, la Commission des droits de la femme, programmes d’encouragement à l’accès aux lieux de décision, présence de plus en plus significative au Parlement européen, gendermainstreaming… , des étapes dont l’importance ne signifie pourtant pas pour autant qu’au début du 21e siècle le grand décalage entre les principes et la réalité a complètement disparu, avertissent sagement les directrices de l’ouvrage.
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Le volume est articulé autour de cinq grands axes chronologiques, dont la dénomination rappelle systématiquement que l’approche retenue est celle d’un regard sur « Femmes et hommes » (Antiquité et Moyen Âge ; Temps modernes et révolutions ; Âge industriel ; Guerres, démocraties et totalitarismes ; de 1945 à nos jours). Il couvre un vaste espace de temps, de lieux et de cultures, et expose des cas judicieusement retenus pour leur potentiel pédagogique et leur densité analytique, toujours dans le but de stimuler un regard neuf sur « la différence des sexes et ses changements dans le temps » : « Il propose une histoire résolument ’mixte’ susceptible de faire comprendre aux filles et garçons d’aujourd’hui le présent parfois énigmatique de leurs relations et de préparer ainsi la cité mixte de demain », conclut Michelle Perrot.