Comment définir le genre ?
La polysémie du terme gender remonte à 1955 : sur la signification grammaticale s’est alors greffé un concept dont les féministes anglo-saxonnes ne tardèrent pas à s’emparer. C’est sous cette même forme gender qu’il s’est initialement introduit en France en 1988, et l’Hexagone a longtemps tardé à adopter la traduction genre, lui préférant des « masculin-féminin », « différence sociale des sexes » ou encore « rapports sociaux des sexes » …
Gender/genre s’inscrit dans la mouvance de ce que Rosi Braidotti a qualifié de « nomadisme féministe », une mobilité constante dans la pensée et la conceptualisation. Il s’est en effet vu assigner différents sens dans la pensée féministe, les sciences sociales et la philosophie, une évolution qui semble ne pas être prête à s’arrêter.
Quelques jalons chronologiques
Années 30, Margaret Mead fait valoir que le sexe ne suffit pas toujours pour différencier les tempéraments et qu’il faut également envisager des rôles sexuels.
1949 : Le Deuxième sexe oppose le sexe social acquis au sexe biologique inné.
1955 : John Money confère une nouvelle signification au terme grammatical en développant les notions de gender role et de gender identity.
Années 60 : le psychanalyste Robert J. Stoller introduit la distinction terminologique entre sexe et genre.
Années 70 : les sexologues John Money et Anke Ehrhardt précisent que le genre renvoie à l’expérience contingente de soi en tant qu’homme ou femme ; ils développent simultanément les notions d’identité de genre (c’est-à-dire le sentiment qu’a un individu de son appartenance genre) et de rôle de genre (l’image publique qu’il donne de son identité genre). C’est alors que la sociologue Ann Oakley dépasse la description du sexe et du genre et utilise l’opposition entre ces deux binômes à des fins féministes : puisque le genre n’est pas invariant, il peut être modifié par l’action politique et servir la cause des revendications féministes.
Les années 80 sont surtout marquées par les travaux de l’historienne américaine Joan W. Scott, dont l’article le « Genre: une catégorie utile d’analyse historique » (1986, trad. française en 1988) reste une référence majeure, tant pour l’engagement dans une nouvelle forme d’analyse et une théorie critique de l’histoire que pour un questionnement épistémologique de toutes les disciplines.
Années 90 : le genre conjugue toujours ces deux significations, mais le clivage initial s’affine. D’aucunes s’interrogent sur le bien-fondé de la cassure entre, d’une part, le sexe et, de l’autre, le genre ; elles préfèrent revoir les deux catégories dans le cadre d’autres différences telles que race, ethnie, nationalité, classe ou encore orientation sexuelle ou langue. D’autres contestent plutôt le tracé des frontières. Dans le cadre d’une histoire du sexe et du genre, Thomas Laqueur révolutionne quelque peu les conceptions du modèle occidental. Suivant cet historien, le genre et un modèle unisexe ont été essentiels jusqu’au siècle des Lumières, et ce n’est qu’alors que s’est imposé le modèle des deux sexes (le sexe est fondamental et le genre social n’en est plus que l’expression).
De son côté, Judith Butler montre qu’il serait erroné de penser que le sexe biologique n’échappe pas intégralement à la construction sociale ; c’est en effet à travers un acte social dont il n’est pas isolable que nous le constituons en catégorie physique réelle. Les féministes matérialistes conçoivent le genre comme un rapport social et diviseur ; elles dénoncent le patriarcat, un système de subordination des femmes, voire un système d’appropriation, auquel Colette Guillaumin donne le nom de sexage. Julie Delphy va plus loin dans cette analyse ; pour elle, le pouvoir installe une relation inégale entre les deux moitiés de l’humanité, et, issu de cette hiérarchie, le genre crée les catégories de sexe tout en leur donnant un sens, ce qui fait du sexe une construction sociale.
Judith Butler, docteure honoris causa de l'ULg 2015 ©ULg Michel HouetC’est dans cette perspective que s’est également développée l’approche constructiviste, qui rejette l’existence d’une essence féminine ou masculine en arguant que les différences constatées entre hommes et femmes sont majoritairement l’œuvre d’un conditionnement social. Il devenait ainsi impératif de ne plus projeter des préjugés et stéréotypes ; il fallait démythifier les rôles attribués antérieurement – pas uniquement dans un passé relativement proche, peut-être aussi surtout aux ancêtres de la préhistoire. Comme on peut en effet le lire sous la plume de Claudine Cohen, ce processus est enfin en cours, maintenant que l’archéologie préhistorique s’est transformée en fer de lance du féminisme car elle a cessé d’être l’apanage de savants mâles en quête de preuves destinées à légitimer la domination de ceux qui se sont imposés à l’autre moitié de l’humanité…
Sans entrer dans le détail des recherches menées sur les rapports entre genre, sexe et corps, un questionnement actuellement en plein essor, signalons, par exemple, les travaux de Julie Bakker sur « Identité sexuelle : hormones ou génétique », évoquée le 12 février sur le site Reflexions, ou le séminaire « Complexité du sexe biologique et normes de genre » dirigé par la biologiste Joëlle Wiels (Ferulg, mars 2011). On doit à la paléoanthropologue Évelyne Peyre et à cette même Joëlle Wiels d’avoir tout récemment rassemblé des témoignages sur les connaissances concernant le sexe biologique et ses variations : Qu’est-ce que le genre ? (Payot/IEC, 2014 ; Présentation vidéo) et Mon corps a-t-il un sexe ? Sur le genre, dialogues entre biologie et sciences sociales (La Découverte, Recherches, 2015). Et le sociologue du genre Éric Fassin de confirmer qu’il est impossible de penser le sexe sans le genre et que les études féministes ont non seulement permis de questionner le genre et ses différentes modalités mais aussi le sexe, dont l’histoire naturelle « s’avère aussi une histoire sociale ». Tout est manifestement encore loin d’être dit!
Enthousiasme des uns, rejet quasi épidermique d’autres, la question genre a été ignorée de presque toutes les disciplines. Deux ouvrages d’histoire viennent toutefois de s’ajouter à ceux qui s’efforcent de combler ce vide…
Le genre en histoire
Œuvres d’historiens mâles et récits de l’histoire des hommes, les livres d’histoire et l’enseignement de l’histoire se sont très longtemps déclinés au masculin. Depuis une trentaine d’années, toutefois, le projet d’une histoire des femmes et, plus récemment, celui d’une histoire du genre mobilisent un nombre croissant d’historiennes et d’historiens, dans une aventure qui soude des collaborations et des équipes et qui prend un certain essor dans des cours ou parties de cours universitaires, des projets de recherche, des rencontres et des publications.
En France, le Ministère des Droits de la Femme et celui de l’Éducation nationale en faveur de l’égalité des filles et des garçons à l’école invitent les acteurs des différentes disciplines d’enseignement à identifier les discriminations et autres inégalités, à en développer la prise de conscience et à informer de la manière dont elles se perpétuent. Habilitées à donner un point de vue et des moyens pour comprendre la persistance de ces situations, les études sur le genre sont appelées à intervenir efficacement dans la sensibilisation de chacun. L’historienne Françoise Thébaud se prononce clairement sur la tâche qui incombe ici aux praticiens de sa discipline, dépasser les catégories en éclatant les concepts et les réalités :
Inscrit dans un partage entre nature et culture et dans une perspective constructiviste, le genre dit d'abord que la condition et l’identité des femmes ne se comprennent que dans la relation aux hommes et qu'elles sont le résultat d'une construction sociale et culturelle dans un contexte donné : « LA femme » n’existe pas et la tâche de l'histoire est de comprendre l’évolution des systèmes de genre (gender system), ensembles de rôles sociaux sexués et systèmes de représentation définissant le masculin et le féminin. Le genre implique aussi qu’il n'y a pas de sexe que féminin ; il rend visibles les hommes comme individus sexués et promeut une histoire des masculinités, d'où l'expression parfois utilisée d'histoire des genres.
Confronté à d'autres catégories d'analyse comme la classe sociale, il invite enfin à réfléchir aux différences entre femmes. Concernant tout autant l'histoire générale, le genre propose une relecture sexuée des événements et phénomènes historiques qui contribue à leur explication. Par ailleurs, interroger sur « le genre de... » (la nation, la citoyenneté, la protection sociale, du travail...) ne concerne pas seulement la place respective des hommes et des femmes : une approche parfois qualifiée de poststructuraliste déplace l'accent des parties (les hommes et les femmes) vers le principe de partition, conduit à l'analyse des enjeux de signification de la division entre masculin et féminin, et permet de mieux comprendre la construction des rapports sociaux hiérarchiques.
(article « Genre », dans Les mots de l’Histoire des femmes, par le comité de rédaction de la revue Clio HFS. Histoire, Femmes et Sociétés, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2004).
Histoire des femmes et histoire du genre
Même si les deux démarches sont intimement associées, elles poursuivent néanmoins des objectifs distincts. La première entend sortir les femmes de l’ombre et reconstituer leur vie dans le passé : elle se penche sur l’histoire des mouvements sociaux, nationaux, scientifiques, culturels, technologiques, ou encore le récit des migrations, guerres et autres massacres, en l’interrogeant sous l’angle de l’implication des femmes.
L’histoire du genre, en revanche, examine celle des relations sociales entre hommes et femmes : comme l’explique Didier Lett, elle « traite de la création, de la diffusion et de la transformation des systèmes symboliques fondés sur les distinctions homme/ femme. » C’est dans le contexte des débats sur l’enseignement du genre que sont parus les deux ouvrages destinés à l’enseignement auxquels je m’arrêterai dans ces propos.