L’art du goût et l’esthétique de la cuisine au 18e siècle

JoachimVonSandrartDans l'histoire de notre société, le goût a longtemps été considéré comme un sens inférieur, trop matériel et trop animal, par rapport aux autres sens comme la vue et l'ouïe que l'on associe plus volontiers à une perception intellectuelle ou spirituelle. En aucun cas, on ne pouvait qualifier la cuisine d'art. Au tournant des 17e et 18e siècles, le mot goût est utilisé dans un sens figuré pour la première fois, notamment dans la littérature religieuse, mais aussi dans différents contextes artistiques ou sociaux. S'inventent alors des expressions telles que le «bon goût», le «goût du beau». Le sens du goût suscite alors de plus en plus d'intérêt et peut enfin être valorisé. L'élévation de la cuisine au rang d'art est désormais possible. C'est cette évolution du goût, de la cuisine et de sa relation à l'art qui nous permet de comprendre, notamment, combien la cuisine est culturellement si importante aujourd'hui.

L’artification du culinaire

Le goût est aujourd’hui un sens très valorisé, célébré dans une société qui exalte les plaisirs sensibles et où l’hédonisme est à la mode. Le nombre grandissant de livres, reportages, émissions de télévision… témoigne du fait que l’intérêt pour le goût et l’alimentation est devenu un véritable phénomène de société. Dans ce contexte, la question de l’artification du culinaire (la cuisine est-elle un art ?) est plus que jamais d’actualité. Une question qui paraît bien légitime aux yeux de bien des gourmets d’aujourd’hui, au point de faire l’objet de conférences internationales, de projets de recherche, d’un foisonnement de textes et d’ouvrages en tous genres.

Le goût : une sensorialité basse

Pourtant, l’idée de considérer la cuisine comme un art a longtemps été tout simplement impensable. À l’époque moderne, même les plus gourmets et gourmands de la société polie auraient trouvé l’idée d’une artification du culinaire bien incongrue. Si la faim était évidemment une question préoccupante et d’une actualité brûlante, le sens du goût, traditionnellement considéré comme une sensorialité basse (il était en effet perçu comme le moins noble des cinq sens), n’était pas, lui, considéré comme un sujet digne d’intérêt ; ni par les savants, ni par le grand public. Cela ne veut pas dire que les gens ne prenaient pas plaisir à manger ! Mais qu’il ne s’agissait pas là d’un thème digne d’être discuté, et encore moins étudié.

Les savants et autres érudits, férus d’histoire naturelle et de philosophie, se passionnent alors pour les merveilles de l’œil et du regard, découvrant avec enthousiasme les mondes inconnus révélés par le microscope et le télescope, qui leur dévoilent les mystères de l’infiniment grand et de l’infiniment petit. Le goût, en revanche, ne les intéresse pas. La cuisine est quant à elle perçue comme une pratique vulgaire (un savoir-faire ou un art mécanique), laissée aux mains des domestiques ; une pratique réputée inférieure car liée aux plaisirs des sens et non pas à ceux, plus nobles, de l’esprit. Par conséquent, il n’existe pendant longtemps aucun discours théorique sur le goût et la cuisine. Comment dès lors expliquer l’émergence, au 19e siècle, de la gastronomie ?

 

L’invention d’un goût spirituel

essai sur le goutParmi les nombreux changements significatifs que nous pouvons épingler (outre l’invention d’une « cuisine moderne », le recul des périodes de grandes famines, l’indulgence grandissante à l’égard du péché de gourmandise…), l’un des plus décisifs est l’invention d’un sens figuré du goût, qui s’impose dans l’usage courant de la langue au 17e siècle. Jusque là, le mot « goût », réduit au seul registre culinaire, avait une signification très simple : il s’agissait du sens corporel destiné à distinguer les aliments comestibles des poisons, et à discerner les saveurs. À l’époque moderne, le sens du mot « goût » se complexifie, le goût devenant également ce sens intérieur permettant de distinguer le bon du mauvais de façon générale, quel que soit le domaine considéré : littérature, peinture, sculpture, architecture, jardins, voire même le comportement social.

De nombreuses métaphores s’inventent dans ce contexte (parmi lesquelles le « goût de Dieu » des mystiques du 16e siècle, le « bon goût » de l’honnête homme au 17e siècle, le « goût esthétique » au 18e siècle), qui contribuent à diffuser l’idée d’un sens figuré du goût, d’une forme de goût spirituel, pendant du goût corporel. C’est à ce moment, seulement, que le goût commence à intéresser les savants et les hommes du monde. Des livres paraissent sur le sujet, sous la forme de traités du goût, des débats intellectuels opposent les plus grandes figures du temps, parmi lesquels Voltaire, Montesquieu, Diderot, Hume ou Kant, tandis que la société cultivée, soucieuse d’adopter le meilleur régime, se passionne pour les questions de goût.

almanach

[Grimod de la Reynière], Almanach des gourmands, ou calendrier nutritif, servant de guide dans les moyens de faire excellente chère ; Suivi de l’itinéraire d’un Gourmand dans divers quartiers de Paris, et de quelques Variétés morales, nutritives, Anecdotes gourmandes, etc. Par un vieux (sic) amateur. 2e éd., Paris, An XI-1803.

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