Montesquieu disait n’avoir jamais eu de chagrin qu’une heure de lecture n’ait dissipé. Mais cela vaut-il pour tous les livres ? Le Dr Gabrielle Scantamburlo, chef de clinique au sein du service de psychiatrie du CHU de Liège, ne nie pas l'importance de la fiction et de la lecture, qu'elle utilise quelque peu avec ses patients.
L’écrivain et journaliste Laure Adler a beaucoup raconté comment Marguerite Duras lui avait, littéralement et littérairement, sauvé la vie. Dévastée après la mort de son fils, c’est Un barrage contre le Pacifique, trouvé par hasard dans une maison de location, qui l’empêchera de mettre fin à ses jours. Pour paroxystique qu’il soit, ce cas illustre bien l’évident pouvoir de mise en mouvement de la littérature.
Dans un ouvrage récemment paru aux éditions Actes Sud, Les livres prennent soin de nous, Régine Detambel, romancière, kinésithérapeute et chantre de la bibliothérapie créative, rappelle cette vertu qu’elle attribue non à cette littérature « positive » censée nous remonter le moral – pour mieux nous désespérer ensuite ? – mais aux grands livres, aux Proust, Dostoïevski et autres Kafka. « Il faut qu’un livre soit plurivoque, un épais feuilletage de sens et non une formule plate, conseil de vie ou de bon sens, pour avoir le pouvoir de nous maintenir la tête hors de l’eau et nous permettre de nous recréer. Le bonheur de la répétition, l’hypnose revigorante de la rime, la mémorisation délectable, l’émerveillement devant le texte intraitable sont à mes yeux les vrais principes actifs de la bibliothérapie. Alors que le bibliocoaching recherche surtout des livres “faciles à comprendre”… », explique-t-elle.
À l’heure où les « feel good books » signés Marc Lévy, Guillaume Musso, et Muriel Barbery, ont envahi les tables des librairies – elles sont de plus en plus nombreuses à leur consacrer un espace dédié qui, sans dire son nom, se distingue par le tapis coloré que forment des couvertures savamment « designées » affichant des titres interchangeables et/ou à rallonge –, l’essai en forme de manifeste de Régine Detambel opère un rafraîchissant retournement. Nul besoin d’histoire qui finit bien, de personnages stéréotypés et de bons sentiments pour être sauvé par le livre. Poésie, complexité et transgression seraient – parions-le – diablement plus efficaces. Qu’importe même que des mots et des choses échappent, pourvu qu’on ait l’ivresse du rythme.
Pour le soigné et le soignant
Il est vrai que le biblio-coaching évoqué par Régine Detambel a failli convaincre certains que la littérature pouvait se consommer sur prescription, avec efficacité garantie et sans effets secondaires. Ainsi, la School of Life, fondée à Londres en 2008 par le journaliste et écrivain suisse Alain de Botton et qui possède désormais son fief parisien, propose divers programmes et ateliers de connaissance de soi organisés autour des livres sous le slogan Life’s too short for bad book.
Preuve du succès outre-Manche de ce type d’approche : depuis 2013, l’Ordre des médecins britannique, en collaboration avec les bibliothèques publiques, a identifié trente livres à portée thérapeutique, qu’il s’agisse de lutter contre des problèmes de dépression, de boulimie ou d’insomnie. On y retrouve des ouvrages de développement personnel (« Surmonter ses problèmes relationnels » de Michael Crowe, « Le livre du bien-être » de David Burns) mais aussi des fictions comme « La poursuite de l’amour » de Nancy Mitford et même « Bridget Jones, l’âge de raison ».
Si cette culture du livre thérapeutique est peu implantée chez nous, beaucoup de professionnels de santé sont néanmoins sensibles à cet impact de la fiction sur le bien-être, notamment dans le domaine de la pédopsychiatrie qui travaille depuis longtemps sur l’utilité du conte1, de la comptine, etc. Mais les adultes, il ne faut pas l’oublier, ont un tout aussi vif besoin qu’on leur raconte des histoires.
Le Dr Gabrielle Scantamburlo, chef de clinique au sein du service de psychiatrie du CHU de Liège, et par ailleurs passionnée de littérature, se dit ainsi persuadée de l’importance du livre non seulement pour les patients mais aussi pour les médecins. « La littérature offre la possibilité d’un changement en profondeur. Toutes les questions existentielles y sont développées, que ce soit celle de la famille, de la parentalité, de la mort : c’est toujours la quête de sens qui est en jeu. C’est un apport qui, à mon sens, serait très utile dans le cadre des études de médecine. Je pense que les étudiants gagneraient beaucoup à avoir au moins un cours de philo et lettres car le médecin est sans cesse confronté à des questions existentielles », explique celle qui enseigne également en faculté de médecine.
Gabrielle Scantamburlo ne manque d’ailleurs jamais de saisir la perche littéraire tendue par ses patients. « Lorsqu’un patient me dit qu’il est en train de lire, je lui demande toujours de quoi il s’agit. C’est un outil très puissant pour ouvrir le dialogue », explique-t-elle.Si la psychiatre croit peu aux prescriptions de lecture standardisées, elle plaide en revanche pour les livres dans leur ensemble, sans ostracisme. «Beaucoup de mes patients lisent Lévy, Musso, etc. Peut-être ces lectures n’entraînent-elles pas un remaniement en profondeur concernant les questions existentielles comme le font les grands classiques mais elles peuvent néanmoins être génératrices de bien-être. Je ne serais pas sectaire dans ce domaine », commente-t-elle.
La lecture comme lieu d’échange
Selon le médecin français Pierre-André Bonnet, auteur de La bibliothérapie en médecine générale, première thèse parue sur le sujet (Sauramps médical, 2013), la lecture aurait d’ailleurs un effet positif, en dépit du contenu du livre, en ce qu’elle constitue un temps où l’on peut expérimenter de multiples schémas de pensées tout en gardant la liberté d’y adhérer ou non.
Cette expérimentation restaurerait le sentiment d’autonomie et d’intimité, raison pour laquelle Régine Detambel s’intéresse particulièrement aux bénéfices de la lecture chez les pensionnaires des maisons de repos.
En psychiatrie, la lecture est par ailleurs considérée comme un des leviers pour préserver, retrouver ou renforcer les capacités cognitives. « Dans la dépression, la perte d’intérêt et de plaisir peut amener les personnes à cesser de lire. Mais ce qui caractérise la dépression majeure, c’est aussi le ralentissement cognitif, les troubles de la mémoire et de la concentration qui font que le patient ne peut même plus lire deux ou trois pages. C’est pourquoi j’aborde souvent la lecture – et cela peut même être la lecture d’un article ou d’un paragraphe d’article – comme une manière de stimuler le fonctionnement cérébral », illustre ainsi Gabrielle Scantamburlo. « Il existe aussi des ateliers thérapeutiques où nos patients notent des phrases extraites de livres et qui leur font du bien, les aident à avancer. Nous les affichons ensuite sous forme artistique dans le service », précise-t-elle. Car en dépit de son caractère foncièrement solitaire, la lecture ne (re)trouve tout à fait sa puissance que lorsqu’elle devient lieu potentiel d’échange. « Conseiller un livre, c’est aussi vouloir soigner l’autre », commente encore Gabrielle Scantamburlo. À mille lieues des recettes thérapeutiques, la bienveillance se résume parfois à un titre griffonné : un message personnel heureusement sans garantie de résultats.
Julie Luong
Julie Luong est journaliste indépendante
Gabrielle Scantamburlo est chef de clinique au sein du service de psychiatrie du CHU de Liège
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