La bibliothérapie entendue comme l’usage de «self-help books» dans des pathologies telles que les troubles anxieux ou les dépressions mineures a montré son efficacité depuis les années 70. Membre du département des Sciences de la Santé publique de l’Université de Liège, psychologue et sexologue, Philippe Kempeneers s’est penché sur l’utilité de cette méthode pour traiter l’éjaculation précoce.
Apparue dans le monde anglo-saxon, la bibliothérapie fut d’abord appliquée aux problématiques de dépression légère et d’anxiété, dans la continuité de l’approche cognitivo-comportentaliste visant à replacer la raison au cœur de nos actions, en se débarrassant des pensées automatiques et des croyances. Elle constitue en ce sens un des possibles piliers de l’« éducation thérapeutique » qui encourage l’autonomie du patient. « Les premières bibliothérapies datent des années 70. Mais l’engouement est arrivé à la fin des années 90 et vers le début des années 2000. Des pays comme les États-Unis ou le Canada, où la dissémination de la population est importante, ont fait œuvre de pionniers en la matière », explique Philippe Kempeneers.
La bibliothérapie a en effet cet intérêt qu’elle est en principe accessible à tous, au-delà des inégalités géographiques, économiques ou psychosociales. Car les troubles psychiques, bien plus que n’importe quelle maladie dite organique, restent un tabou dans de nombreuses franges de la population. L’omerta est plus puissante encore quand on aborde les problèmes de sexualité. « Très peu de gens consultent pour des problèmes d’éjaculation précoce et très peu consultent des thérapeutes spécialisés. Il y a bien sûr l’obstacle du coût sachant que les sexothérapies ne sont généralement pas couvertes par la sécurité sociale mais aussi une gêne de se dévoiler», explique ainsi Philippe Kempeneers.
Réputée toucher 15 à 30 % des hommes, l’éjaculation précoce ne répond pas à une définition stricte mais on peut la caractériser – avec toutes les restrictions culturelles et les marges d’interprétation d’usage – comme une éjaculation survenant involontairement dans les quelques minutes suivant la pénétration et engendrant une frustration importante pour les deux partenaires. Pour aider les hommes concernés par ce problème, Philippe Kempeneers a ainsi développé avec son équipe un guide illustré1 rassemblant des explications sur les mécanismes éjaculatoires et reprenant différents exercices, tel qu’ils sont pratiqués en consultation de sexologie. « Dans le champ de l’éjaculation précoce, il existait déjà des bibliothérapies mais elles étaient extrêmement lourdes et d’une efficacité modérée. Par ailleurs, un des principaux problèmes de ces traitements comportementaux est que, parmi toutes les techniques proposées, on ignore souvent lesquelles sont vraiment efficaces. Notre démarche a été de conceptualiser notre approche afin de proposer un traitement simplifié, reprenant uniquement les ingrédients supposés les plus utiles. Au lieu d’avoir un livre de 200 à 300 pages, nous avons réussi à obtenir un fascicule de 50 pages », explique le chercheur.
Avec ou sans professionnel
L’étude visant à évaluer l’efficacité de cette méthode s’est effectuée en deux temps. «Le premier volet a montré que la formule était efficace puisque 80 % des personnes estiment leur situation améliorée à la suite de cette lecture. Nous avons donc publié ce manuel. Le deuxième volet de l’étude a consisté à regarder si on pouvait encore améliorer ces résultats en couplant la bibliothérapie à l’accompagnement par un professionnel de première ligne. » Pour certaines personnes – question de caractère ou de bagage culturel –, le livre, en effet, ne suffit pas. Mais faites intervenir un éclaireur et vous verrez alors l’ensemble des informations s’articuler.
« Aujourd’hui, très peu d’intervenants de première ligne sont formés à la sexothérapie. Nous nous sommes dit que l’on pouvait former à peu de frais des médecins généralistes à accompagner ces problématiques : soutenir la motivation du patient, apporter des éclaircissements, des solutions dans certaines situations spécifiques, etc. », poursuit Philippe Kempeneers.Dans le cadre de l’étude, des étudiants en psychologie ont ainsi été formés à accompagner les patients. Les résultats sont probants : dans ce groupe, les résultats se sont avérés supérieurs à ceux obtenus dans le groupe témoin – et supérieurs à ce qui avait été observé dans le premier volet de l’étude.
Le meilleur côtoie le pire
Reste à savoir si les ouvrages aujourd’hui proposés sous la bannière de « self-help books » possèdent tous les mêmes vertus... Car contrairement au manuel mis au point par l’équipe de Philippe Kempeneers, de nombreux livres bien intentionnés n’ont nullement été passés au crible de l’étude scientifique : leurs effets réels restent donc délicats à estimer, tout comme leurs potentialités de nuisance. « La santé est un marché juteux. Les ouvrages qui nous proposent des solutions pour tel ou tel problème de vie pullulent. Mais rien ne garantit la qualité des produits. De très bons ouvrages côtoient des élucubrations New Age. Comment le public peut-il s’y retrouver dans cette matière ? Démêler le bon grain de l’ivraie est aujourd’hui très difficile. Les professionnels ne peuvent recommander des ouvrages sans les avoir analysés eux-mêmes ! L’enjeu n’est donc pas de "pondre" à tout prix des livres de self-help mais d’en déterminer la validité. Or, ils sont très peu nombreux à avoir été testés jusqu’à présent. »
Et pour cause : si l’industrie pharmaceutique ne lésine pas à investir dans les études cliniques – elle en récolte abondamment les fruits –, on imagine mal une maison d’édition avancer de telles sommes pour prouver l’efficacité d’un de ses livres. De même, la bibliothérapie ne réjouit pas tous les thérapeutes, qui, pour certains, se sentent menacés par cette concurrence de papier. Et pourtant, du point de vue de la santé publique, les programmes de bibliothérapies – économiques, reproductibles, sans effets secondaires – ne manquent pas d’arguments. Leur dénomination ne doit d’ailleurs pas cacher qu’à l’avenir, elles passeront sans doute du papier aux écrans. « L’auto-traitement interactif permettra de tailler davantage des outils sur mesure, notamment en recourant à la vidéo », explique encore Philippe Kempeneers à propos de cette « bibliothérapie électronique ».Façon de dire que l’objet importe peu, pourvu que demeure cette forme irremplaçable d’indépendance que permet la fréquentation des livres – y compris vis-à-vis des professionnels de la santé.
Julie Luong
Novembre 2015
Julie Luong est journaliste indépendante
Philippe Kempeneers enseigne la sexologie à l'Université de Liège. Ses principales recherches portent sur le traitement de l'éjaculation précoce.
Voir aussi :
Éjaculation précoce : la « bibliothérapie » par Carine Maillard sur le site Reflexions
Vidéo ULg.tv : Pourrait-on traiter l'éjaculation précoce par la lecture ? par Remy Hespel
1 Philippe Kempeneers, Sabrina Bauwens, Robert Andrianne, Lutter contre l'éjaculation précoce. Guide pratique, De Boeck Solal, 2015.