Le roman policier métaphysique d’Edgar Allan Poe à Alain Robbe-Grillet

Répondre à une question par une autre question

Le terme « métaphysique » n’a plus ici d’acception religieuse comme c’était le cas en 1941 lorsque le terme fut employé pour la première fois par Howard Haycraft pour décrire l’aspect philosophico-théologique des histoires de Chesterton ayant pour héros un détective-prêtre, le père Brown. La terminologie a évolué et l’on peut dire que l’aspect « métaphysique » de ces textes réside maintenant dans leur capacité à répondre à une question par une autre question, à toujours postposer cette solution tant espérée et à transformer le récit en une boucle narrative presque perverse qui, invariablement, conduit le détective à sa propre perte, que ce soit dans la folie ou dans la mort.

wakefield PoeL’Homme des foules de Poe est probablement l’un des textes les plus innovants et représentatifs du genre métaphysique. C’est Patricia Merivale qui, la première, a mis l’accent sur cette nouvelle en la qualifiant de « Gumshoe Gothics », c’est-à-dire d’histoire mettant en scène un détective privé inspiré par la littérature gothique, un autre genre pour lequel Poe est bien entendu célèbre. En fait, Merivale y décrit un type de récit policier plus concerné par « l’absence ou la disparition de personnes » que par la présence de cadavres. La critique américaine fait même le lien entre la nouvelle de Poe et une autre histoire mystérieuse parue en 1835, Wakefield de Nathaniel Hawthorne4 :

«[…] a metaphysical detective story is likelier to deal with a Wakefield, a Missing Person, a person sought for, glimpsed, and shadowed, gumshoe style, through endless, labyrinthine city streets, but never really Found – because he was never really There, because he was, and remains, missing.»

En lisant le texte de Poe, on peut sincèrement se poser la question de savoir si un crime, quel qu’il soit, a été commis. L’Homme des foules, c’est l’histoire d’un narrateur et protagoniste convalescent qui, au premier abord, semble doté de pouvoirs d’interprétation dignes de Dupin alors qu’il analyse et classifie socialement les personnes de la foule qui l’entoure dans un pub de Londres. La multitude est un livre ouvert pour le narrateur jusqu’à l’apparition d’un vieillard mystérieux qui tout de suite, mais sans raison apparente, éveille sa curiosité. Le protagoniste suit cet homme toute la nuit et toute la journée du lendemain sans parvenir à interpréter son comportement ; sans arriver à déterminer autre chose que ce fait : il semble mal à l’aise en dehors de la foule. La poursuite se termine par un face à face qui accentue encore le caractère impénétrable de « l’homme des foules », ce « génie du crime » incapable d’être seul. L’histoire se conclut sur un échec et un constat : « it does not permit itself to be read », elle ne se laisse pas lire ; il y a des mystères qui ne peuvent être expliqués.

Patricia Merivale va encore plus loin dans son analyse en lisant « au-delà de la fin » et en démontrant comment la triade victime-criminel-enquêteur propre au genre policier traditionnel est réduite à une seule et même unité. Elle explique que du point de vue du narrateur-détective, « je » poursuis un criminel pour en apprendre plus sur lui. Du point de vue de l’homme des foules, « j’ai » le sentiment d’être poursuivi par un « criminel silencieux ». En fait, le narrateur imite le comportement de l’homme qu’il piste ou plutôt le reflète tel un miroir, se transformant de facto en véritable homme des foules. Enfin, du point de vue du lecteur, « je » suis ou poursuis dans ma lecture et reflète à mon tour par ce geste, le mouvement d’un homme qui est à la fois détective, victime et criminel.

Dans ce contexte, Jeanne Ewert propose une définition intéressante de ce qu’elle appelle le détective postmoderne. Cette version contemporaine de l’homme des foules possède

«... all of the marginality, but none of the self-confidence of the classic detective, he spends much of his time walking in circles through streets that look alike, adopting roles for himself to boost his confidence or stepping into roles suggested for him by others, acting a suspect before he is one, excusing his guilt before he becomes guilty.»

 

Effacer toute possibilité réconfortante de solution ou de justice

Cette caractérisation du détective postmoderne comme étant une figure faible, paranoïaque, manquant d’assurance et très autocritique peut être utilement associée au personnage de Wallas dans le premier roman publié d’Alain Robbe-Grillet, Les Gommes (1953). Selon Raylene Ramsay, le projet mis en œuvre dans ce roman « trouve son origine dans le détournement subversif des personnages, de la causalité, d’une rationalité cartésienne, de la notion de vérité et d’identité » et bien sûr des éléments du roman policier traditionnel comme « l’énigme, l’investigation et la résolution cathartique ».

lesGommesCe que Robbe-Grillet réalise, en fait, correspond parfaitement à la définition que donnent Merivale et Sweeney du roman policier métaphysique. L’auteur français détourne le schéma narratif du roman policier et l’adapte à l’ère postmoderne dans laquelle la pluralité et l’indétermination du sens rendent impossible l’investigation et son dénouement. Le roman met en avant la notion poststructuraliste selon laquelle le réel, ainsi que le langage, ne sont que des constructions arbitraires en dehors desquelles, paradoxalement, le sens n’existe pas.

Dans Les Gommes, Wallas est un agent spécial à l’« apparence de flâneur »  qui, comme les personnages de Poe, déambule dans les rues d’une ville labyrinthique interrogeant des personnes au hasard et cherchant de faibles traces d’indices devant conduire à un crime plus qu’incertain. Ce texte a beaucoup de choses en commun avec  L’Homme des foules. Il met en scène des personnes absentes ou disparues plutôt que des cadavres puisque Wallas travaille sur une enquête sans corps, à l’exception de celui qu’il finit par fournir en tuant l’homme qu’il recherchait, devenant à la fois détective et criminel. Cet enquêteur-coupable à « l’identité fissurée » poursuit son double, tel l’homme des foules, laissant derrière lui une énigme vide de sens, une sorte d’aporie sans fin puisque les indices ne sont que des « gommes » capables d’effacer toute possibilité réconfortante de solution ou de justice.

Dans le monde postmoderne, l’événement déclencheur, le crime, est simplement comme le remarque le commissaire Laurent, « [u]n double, une copie, un simple exemplaire d’un événement dont l’original et la clef sont ailleurs ». De la même façon, les indices sont « des reflets, des ombres, des fantômes »  soumis à la seule force gouvernant notre réalité: le hasard5. C’est ainsi que l’arbitraire, l’absurde, voire le grotesque, sont autant d’éléments qui pervertissent ces histoires métaphysiques et qui renvoient les détectives dans des quêtes identitaires maladives tout en sachant que comme Wakefield, « en s'effaçant un court instant, un homme s'expose au risque terrible de perdre sa place à jamais », devenant ainsi « le Banni de l'Univers ».

Un courant littéraire

En conclusion, il semble possible de ramener sous l’appellation de « roman policier métaphysique », tout un ensemble de textes qui préfèrent la « perfection de la non-solution » face à un mystère illisible ou inexplicable plutôt que le retour à l’ordre rationnel artificiellement recréé par la méthode de ratiocination du détective dans le roman policier traditionnel. En étudiant ce sous-genre de Poe à Robbe-Grillet et au-delà, nous avons voulu montrer que le roman policier métaphysique n’est pas un simple jeu de réécriture postmoderne mais bien un courant littéraire à part entière qui nécessite tant une perspective comparatiste que diachronique.  L’Homme des foules et Les Gommes reflètent, à cet égard, l’évolution d’une pensée qui ne se satisfait plus des solutions conventionnelles propres au « whodunit ». Ainsi, ces textes se veulent plus proches de la réalité et de son manque inhérent de sens et de cohérence. Le roman policier métaphysique commence lorsque l’enquête devient quête face au nombre de questions qui ne cesse d’augmenter, attisant la curiosité des détectives comme celle des lecteurs.

Ce questionnement, bien sûr, se retrouve encore dans la littérature contemporaine. Après le climax atteint dans la Trilogie new-yorkaise de Paul Auster (1987) d’autres auteurs ont introduit le doute métaphysique dans leurs enquêtes, on peut citer notamment, à titre d’exemple : The Black Book de Orhan Pamuk (1994 en anglais),  Monsieur Pain de Roberto Bolaño  (1999), Lombres (Un Lun Dun en anglais) de China Mieville (2007) ou encore  Montée aux enfers de Percival Everett  (2012).

 

 

Antoine Dechêne
Août 2015

 

 crayongris2Antoine Dechêne est chercheur boursier au sein du service de littératures anglaises et américaines modernes ainsi que du CIPA. Ses recherches, financées par Belspo dans le cadre d’un programme PAI, portent sur le roman policier métaphysique. Il a dirigé avec Michel Delville le colloque international The Metaphysical Thriller / Le Thriller métaphysique, dont les actes seront publiés fin 2015 en français aux Presses Universitaires de Liège.

 

 

Ouvrages cités
  • Dubois, Jacques, Le roman policier ou la modernité. 1992. Mitterand, Henri. Paris: Armand Colin, 2006. Print.
  • Hawthorne, Nathaniel,  Wakefield 1835. Tales and Sketches. Ed. Pearce, R. H. New York: The Library of America, 1982.
  • ---, Wakefield. Trans. Frappat, Hélène. Paris: Allia, 2012.
  • Merivale, Patricia, Gumshoe Gothics: Poe's 'The Man of the Crowd' and His Followers in Detecting Texts: The Metaphysical Detective Story from Poe to Postmodernism. Ed. Patricia Merivale, Susan Elizabeth Sweeney. Philadelphia: University of Pennsylvania Press, 1999.
  • Merivale, Patricia and Sweeney, Susan Elizabeth. The Game's Afoot: On the Trail of the Metaphysical Detective Story. in Detecting Texts: the Metaphysical Detective Story From Poe to Postmodernism. Ed. Patricia Merivale, Susan Elizabeth Sweeney. Philadelphia: University of Pennsylvania Press, 1999. 1-24.
  • Poe, Edgar Allan. The Man of the Crowd 1840, in The Complete Tales and Poems of Edgar Allan Poe. New York: Vintage Books, 1975. 475-81.
  • Ramsay, Raylene, Postmodernism and the Monstrous Criminal: In Robbe-Grillet's Investigative Cell. in  Detecting Texts: The Metaphysical Detective Story from Poe to Postmodernism. Ed. Merivale, Patricia and Sweeney, Susan Elizabeth. Philadelphia: University of Pennsylvania Press, 1999. 199-214.
  • Robbe-Grillet, Alain. Les Gommes. Paris: Les Éditions de minuit, 1953.
  • Todorov, Tzvetan. Poétique de la prose. 1971. Paris: Éditions du Seuil, 1978.

 


 

4 En très bref, dans « Wakefield », un narrateur fait mine de lire un fait divers dans le journal : l’histoire du protagoniste éponyme, un homme ordinaire qui, un jour, quitte volontairement son domicile et sa famille uniquement pour s’installer dans un appartement non loin de là. Il passe ensuite son temps à épier sa femme devenue « veuve » avant de retourner chez lui après vingt ans d’absence comme si rien ne s’était passé. Évidemment, cette histoire s’arrête sur le pas de la porte de Wakefield, laissant le lecteur face à ses questions quant au raisons qui pourraient expliquer un tel acte. Mais là réside certainement un des traits les plus fondamentaux des histoires métaphysiques : préférer l’inexplicable propre à notre monde plutôt que de lui substituer une explication qui, de toute façon, semblerait artificielle et uniquement due aux conventions d’un genre littéraire.
5 Il est intéressant de noter que pour Wallas, comme pour Quinn – le protagoniste de Cité de verre, le premier roman de la Trilogie newyorkaise de Paul Auster – tout commence à cause d’un mauvais numéro de téléphone, symbole même du hasard absolu.

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