Le roman policier métaphysique est un phénomène littéraire souvent associé au développement d’une fiction expérimentale dite « postmoderne » durant la deuxième moitié du 20e siècle et représentée au niveau international par des auteurs tels que Borges, Nabokov, Robbe-Grillet, Eco et Auster parmi beaucoup d’autres. Ainsi, le roman policier métaphysique a le plus souvent été étudié d’un point de vue synchronique en tant que forme parodiant et/ou détournant de façon systématique les codes – parfois jugés très rigides – de ses grands frères traditionnels, les romans policiers de type « whodunit » (Who has done it) et « hard boiled ». Néanmoins, cette perspective est en elle-même problématique puisque l’histoire de ce genre est loin de se cantonner au dernier quart de siècle. Nous aimerions même aller plus loin en argumentant que la « naissance » du roman policier métaphysique coïncide avec les fondements du genre policier dans sa version « classique1 ».
Pour se rendre compte de cette évolution, nous reviendrons, dans un premier temps, sur les différentes caractéristiques du roman policier de type « whodunit » ainsi que métaphysique pour ensuite nous intéresser à l’un des textes fondateurs du roman policier métaphysique, L’Homme des foules d’Edgar Alan Poe. Nous comparerons enfin cette histoire emblématique de la première moitié du 19e siècle avec l’un des romans les plus représentatifs du genre en langue française : Les Gommes d’Alain Robbe-Grillet. Cette analyse nous permettra de comprendre que Poe peut être considéré non seulement comme le père du roman policier tel que nous le connaissons mais aussi de sa variante « plus sérieuse », rendant caduque cette opposition superflue entre « grande » littérature et littérature « populaire ». Ce faisant, nous espérons esquisser une brève vue d’ensemble sur un phénomène allant de « Poe jusqu’au postmodernisme » et qui certainement continue d’influencer bien des aspects de la littérature contemporaine.
Le roman policier « classique »
Il existe, aujourd’hui, une forme de consensus quant à l’apparition du genre policier avec la publication d’une trilogie de nouvelles d’Edgar Alan Poe : Double assassinat dans la rue Morgue (1841), Le Mystère de Marie Rôget (1842) et La Lettre volée (1845). Ces histoires introduisent le détective Auguste Dupin et un schéma narratif qui ne cessera d’être reproduit de façon transmédiatique par la suite. En effet, ces récits sont basés sur un certain nombre de règles « fixes », facilement adaptables et propices à diverses formes de réécritures. Ces règles, Jacques Dubois les a synthétisées dans son célèbre ouvrage intitulé Le Roman policier ou la modernité, dans lequel il résume le modèle du récit d’énigme et d’enquête en six propositions principales :
- il y a un crime et il y a un coupable ;
- un détective est mandaté pour mener l’enquête ;
- le détective est extérieur au drame ;
- le détective conduit l’enquête ;
- le détective reconnaît le coupable et le livre à la justice ;
- le détective est lui-même innocent.
Le roman policier métaphysique
Si certains auteurs de romans policiers métaphysiques ont délibérément et méthodiquement déconstruit ces différents points un à un2, il n’empêche que le premier à avoir été conscient du détournement possible de cette forme littéraire est son inventeur lui-même, Edgar Allan Poe.
En effet, cet écrivain américain aux multiples facettes est considéré par la plupart des critiques comme le précurseur du roman policier métaphysique. Des histoires telles que William Wilson (1839) ou L’Homme des foules (1840) – qui précèdent la trilogie de Dupin – présentent une autre forme d’investigation dans laquelle le principe de « ratiocination3 » établi par Poe est perverti et rendu impossible face à une constellation de doubles, de labyrinthes et de chambres closes empêchant toute forme de conclusion intellectuelle ou émotionnelle.
À ce jour, la meilleure définition du roman policier métaphysique est celle proposée par Patricia Merivale et Susan Elizabeth Sweeney au début de leur volume collectif publié en 1999 et intitulé Detecting Texts: The Metaphysical Detective Story from Poe to Postmodernism. Les deux critiques américaines, bien que faisant de la variante métaphysique une sorte de jumeau obscur et postmoderne du roman policier traditionnel, ont tout de même réussi à synthétiser les principales caractéristiques de ce sous-genre, à savoir : l’absence de crime ou de coupable, l’enquête tournant à la quête sans fin pour le détective personnellement impliqué, le manque de sens des indices et la confusion entre les entités de victime, coupable et enquêteur :
«A metaphysical detective story is a text that parodies or subverts traditional detective-story conventions – such as narrative closure and the detective role as surrogate reader – with the intention, or at least the effect, of asking questions about the mysteries of being and knowing which transcend the mere machination of the mystery plot. Metaphysical detective stories often emphasize this transcendence, moreover, by becoming self-reflexive (that is, by representing allegorically the text’s own processes of composition).»
1 De ce fait, nous allons aussi à l’encontre de la « Typologie du roman policier » établie par Tzvetan Todorov dans Poétique de la prose dans laquelle le théoricien français distingue le « grand » art de l’art « populaire » : « [l]e roman policier a ses normes ; faire ‘mieux’ qu’elles ne le demandent, c’est en même temps faire ‘moins bien’ : qui veut ‘embellir’ le roman policier, fait de la ‘littérature’, non du roman policier ». Cette vision semble désormais obsolète, et plus encore en ce qui concerne le roman policier métaphysique. 2 On pense notamment ici aux histoires policières de Borges publiées dans Fictions (1944) ou à la Trilogie newyorkaise (1987) de Paul Auster.
3 La « ratiocination » est le terme désignant la méthode d’un détective comme Dupin qui, grâce à la puissance de son raisonnement et de son observation d’indices jusqu’alors passés inaperçus, conduit le lecteur vers une fin consensuelle marquée par la restauration de l’ordre, de la morale et de la justice à la fin de l’histoire. Ce qui est peut-être encore plus intéressant dans ce contexte, c’est que Poe semble avoir élaboré cette méthode pour répondre au manque de sens inhérent à la nouvelle vie de l’homme dans les mégalopoles occidentales qui se développent au 19e siècle, thématique hautement symbolisée dans L’Homme des foules.