Trois romanciers philosophes

Il existe dans la production française de ces cinq dernières années un certain nombre de philosophes qui s’essaient au roman. S’essayer au roman, ce n’est pas mettre, en parfait amateur, un genre au service d’une cause quelconque, comme c’était encore le cas dans les années 1920 jusqu’à l’existentialisme, de Romain Rolland à Jean-Paul Sartre, à la grande époque du roman à thèse. De thèse, les romans d’aujourd’hui n’en défendent pas. S’essayer au roman, c’est mettre le roman à l’épreuve de l’essai, et l’inverse, rendant les deux genres parfaitement poreux. Les trois romans dont il va être question ici ont en partage, dans leur singularité, un traitement analogue de la matière et de la manière narratives. Ce qui fait leur force, dans leur brièveté même, c’est leur capacité à se saisir d’une situation, d’une théorie ou d’un événement historique (ou des trois à la fois) pour en faire le terrain de réflexions, voire de méditations. Non pas, dieu merci, qu’ils se donnent à lire comme des paraboles que commenteraient de fastidieuses gloses : tout au plus soulèvent-ils, sans les résoudre, un certain nombre de problèmes ou de questions, sur lesquels le lecteur a charge à son tour de réfléchir. En un mot, ces romans donnent à penser et, par là même, font la preuve que la fiction constitue un dispositif réflexif tout autant sinon plus efficace que le discours philosophique canonique. C’est du moins, ainsi reliés, qu’on aimerait lire ici Le ParK de Bruce Bégout (2010), Le Principe de Jérôme Ferrari (2015), Histoire du basilic d’Olivier Dubouclez (2015). Bégout (né en 1967) enseigne la philosophie à Bordeaux et est spécialiste de la phénoménologie de l’ordinaire ; Ferrari (né en 1968), prix Goncourt 2012 pour Le Sermon de la chute de Rome, enseigne la philosophie à Abou Dhabi ; Dubouclez (né en 1978), spécialiste de Descartes, est chercheur post-doc à l’université de Liège.

 

begoutBruce Bégout, Le ParK

Le ParK, avec majuscules pour en signaler toute la frappe conceptuelle, « sa singularité absolue », écrit l’auteur, c’est un parc d’attractions porté au comble de la cruauté et de la bêtise humaines, la somme de tous les parcs qu’a inventés notre civilisation du loisir. Il se situe sur une île privée, quelque part en Malaisie, et entend « ouvr[ir] une nouvelle ère du divertissement de masse ». A la fois camp de concentration, ghetto, réserve, foire, cimetière, parc zoologique, le ParK tient non pas de l’utopie, mais de son contraire, la dystopie. On ne décrira pas ce qui s’y passe et qui relève de l’horreur absolue, du scabreux ou du cauchemardesque, mais aussi de l’humour à la fois noir et jaune (à l’instar, parmi d’autres attractions, de ce Théâtre de l’Utérus qui permet au touriste de chevaucher des spermatozoïdes « lors d’une éjaculation soudaine dans les conduits féminins »).  « Est-ce un musée dédié aux différentes formes du parcage humain et animal à travers les âges ? Un laboratoire à ciel ouvert où s’expérimentent, à la vue de tous, les futures pratiques du contrôle social ? » se demande le narrateur qui a eu la chance de visiter « par deux fois le ParK ». Ce que l’on retiendra de ce récit à bien des égards kafkaïen, c’est l’entremêlement très réussi d’un récit-promenade à travers ce lieu plus virtuel qu’autre chose, en ce qu’il totalise les expériences destructrices de l’homme, et d’une analyse tantôt sociologique tantôt philosophique du concept même de parcage (qui rappelle évidemment Foucault), mais qui se donne aussi, à travers un « nous » faussement académique, comme la parodie ou le pastiche d’écrits scientifiques : « Que le parc soit par conséquent naturel, municipal, national, zoologique, commercial ou à thème, il impose partout le recours à l’autorégulation organique. » Deux personnages hauts en couleur portent le récit. Kalt, le gestionnaire absent du ParK, sorte de Walt Disney de la perversion, Licht, son lieutenant, vivant sur place en stylite perché dans une vraie tour d’ivoire, où il rédige son Introduction à la neuro-architecture, œuvre inachevée dont une série de fragments sont reproduits, dans le style de celui-ci : « (…) non la carte du Tendre, mais celle de Cortex, l’exploration infra-affective des zones inconnues de la charpente cellulaire du corps et de l’esprit humain. » Fiction et essai, dans ce roman, cessent de s’opposer et s’imposent comme modes de pensée à part entière.

Bruce Bégout, Le ParK, Allia, 2010, 152 p.

 

 

DubouclezOlivier Dubouclez, Histoire du basilic

L’Histoire du basilic d’Olivier Dubouclez, salué par Éric Chevillard, interroge ce curieux animal légendaire aux pouvoirs dévastateurs, le basilic. Non pas en historien, encore que le roman se nourrisse d’une documentation précise, notamment sur les récits de sa légende selon laquelle, au 17e siècle, à l’époque des premiers voyages en Orient, on s’est mis à le considérer comme une véritable espèce, douée de pouvoirs guérisseurs impressionnants et auxquels Richelieu voulut recourir pour soigner en vain son phlegmon. « Personne ne saurait affirmer catégoriquement que le basilic n’existe pas », écrit d’emblée le narrateur. Double négation qui génère le passionnant récit de Sr Bertier, qui se mit en tête de capturer un basilic, avec toute une armée d’hommes, dont certains périrent : « Le bilan fut en réalité désastreux : un Abyssin perdit la vie lors de l’assaut ». Opération réussie à moitié : l’animal meurt au fond de son coffre de cuir. Mais c’est pour Bertier un succès : « il avait porté sa collection jusqu’à un indépassable sommet. » Ce récit, aux accents borgesiens, se double d’une théorie de la fascination, que symbolise l’animal de légende. Elle est développée habilement d’après les notes et les méditations de Sir Thomas Browne, ce médecin et théologien du 17e siècle (qui a aussi fasciné Poe dans Double assassinat de la rue Morgue). Un extrait résume sa conception : « Mais dans la fascination, cette distance qu’impliquant encore l’admiration se trouvait abolie pour laisser la place à un étrange contact qui se faisait par les yeux, à la faveur duquel quelque chose de lointain et de séparé se trouvait soudain uni à soi, à la manière d’une peau amoureuse. » Superbe définition qui déporte l’histoire du basilic sur un phénomène existentiel dans lequel peut se reconnaître, entre autres, le sentiment amoureux : le regard qui tue. Ou encore, plus trivialement, l’œil photographique, ainsi que le rappelle l’épisode de l’homo iracundus, le semeur de discorde qui agresse de sa caméra les voyageurs d’un train : « Nous venions de lui concéder, nos visages à découvert, nus et sans défense, au moins dix ou quinze secondes de nos existences. » Le récit n’est donc pas que savant : il plonge aussi dans les souffrances du narrateur qui, çà et là, évoque ce qu’on pourrait appeler son basilic intérieur, formé de souvenirs lointains, de terreurs enfantines, d’images archaïques de honte et de haine de soi. L’histoire de cette « vilaine bestiole », qui de tout temps « rampe sous un meuble du salon familial », de la même manière qu’elle a pu terroriser la Rome de Léon X, s’apprécie certes pour l’immense savoir encyclopédique qu’elle convoque, mais elle fascine surtout par ses pouvoirs de faire vaciller en soi, le temps de la fiction, nos certitudes : il n’est pas sûr, en effet, que le basilic n’ait été qu’un animal légendaire.

Olivier Dubouclez, Histoire du basilic, Actes Sud, 2015, 208 p.
Voir aussi Le paradoxe du basilic. Note sur un animal borgésien

 

FerrariJérôme Ferrari, Le Principe

Avec Le Principe, Jérôme Ferrari nous conduit dans un autre monde, éminemment philosophique lui aussi. Celui de la physique quantique, à travers ce personnage hautement problématique que fut Werner Heisenberg. Prix Nobel de physique en 1932, inventeur du fameux « principe d’incertitude », fondateur de la physique quantique, confronté au régime nazi qu’il n’a pas fui, puis à l’invention de la bombe atomique. Le roman pourrait n’être qu’une sorte de biographie intellectuelle qui montrerait la destinée d’un savant exceptionnel aux prises avec sa conscience et luttant pour faire accepter ses théories, ce dont il est question à de très nombreuses reprises et de façon discrète dans les allusions aux débats avec d’autres mathématiciens et physiciens (von Lindemann, Bohr, Sommerfeld, mais aussi Planck et Einstein). La force du roman de Ferrari est ailleurs : elle tient moins dans la maîtrise de son sujet (le principe d’incertitude) que dans la manière dont il le traite en recourant avec brio à la technique de l’adresse, dont on n’avait rarement vu l’équivalent depuis la Modification de Michel Butor, Si par une nuit d’hiver d’Italo Calvino ou Lambeaux de Charles Juliet. Ce « vous » adressé de part en part du roman à Heisenberg par un apprenti philosophe, sommé d’expliquer le principe d’incertitude à une jeune et séduisante maître de conférence, alors qu’il est persuadé que ses compétences consistent justement à pouvoir commenter ce qu’il n’a pas lu, installe une tension qui porte à elle seule le récit, dans une sorte d’anachronisme qui met face à face un jeune homme et ce savant qui aurait pu être son père. Une adresse en forme de reproche et d’admiration, d’empathie et de répulsion, qui portraiture le savant allemand dans sa folle ambition intellectuelle et démiurgique (« voir au-dessus de l’épaule de Dieu »), mais aussi dans ses fragilités d’homme blessé par l’histoire. Manière de le tenir à distance (« Je suis si loin de vous. Je ne vous connais pas. ») et de l’intimer fictivement à répondre à une question qui pourtant n’appelle aucune réponse ; une sorte de « Pourquoi ? » qui ne vaut pas tant pour le savant que pour ce qu’il a découvert et qui n’engage pas que sa conscience : c’est l’avenir de l’homme et la beauté du monde qui est au cœur de cette destinée. Et c’est ici que le principe d’incertitude, qui en physique quantique désigne l’incapacité qu’a le physicien de « connaître en même temps la vitesse et la position d’une particule élémentaire » — l’énoncé est rappelé à plusieurs reprises — prend toute sa valeur allégorique. C’est de l’ordre et de l’intelligibilité du monde qu’il est désormais question par ce principe, et ce que Heisenberg a démontré, c’est l’impossibilité de connaître le fond des choses, pour autant que ce fond existe. Vision tragique, certes, d’un monde qui ne serait que mystère, totalement indéterminé (le principe, par la suite, sera rebaptisé « principe d’indétermination », ne désignant d’ailleurs plus l’incapacité de connaître du chercheur mais un état de fait) : « le principe consista dans la conviction que nous n’atteindrons jamais le fond des choses, non en vertu d’une malédiction ou de la faiblesse de nos facultés, mais pour la raison définitive et radicale que […] les choses n’ont pas de fond. » Mais cette vision n’est pas que tragique : elle invite aussi à se dégager de nos attitudes rationnelles, en faisant un pas de côté pour penser le monde et les êtres. Ce que cette physique nous enseigne alors, c’est à « renoncer pour toujours aux représentations intuitives des phénomènes », quels qu’ils soient, « atomiques » ou simplement humains ou existentiels. Et il est vrai, par ailleurs, comme l’explique Ferrari lui-même dans ses interviews, que la physique quantique partage avec la littérature un problème conceptuel de fond qui est de désigner avec les structures du langage un certain type de réalité. C’est la belle leçon de ce roman tendu à l’extrême par une langue précise, une tonalité à la fois froide, méditative, remplie d’émotion et d’autodérision, sur un rythme qui ne laisse aucun répit.

 Jérôme Ferrari, Le Principe, Actes Sud, 2015, 176 p.

 

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 theoriedelinformation

Voici donc trois romanciers philosophes dont l’œuvre naissante apporte à la littérature d’aujourd’hui un souffle nouveau, la dégageant notamment d’un nombrilisme accusé ou d’un certain déprimisme (on ne citera personne). Il faudrait sans doute ajouter d’autres écrivains, Aurélien Bellanger (né en1980), par exemple, lui aussi philosophe de formation et auteur d’un excellent roman aux accents houellebecquiens, La Théorie de l’information (2012) qui décrit un « univers sans vie », totalement dominé par la techno-informatique, mais dont, faute de place, on ne parlera pas ici.

Ce qui soutient ces romans, au-delà de leur diversité de forme et de style, c’est une propension à la théorie. Non pas conçue comme abstraction ou conceptualisation froides (celle-là fait souvent l’objet de pastiches dans ces textes), mais la théorie au sens plein et « chaud » du terme, c’est-à-dire en tant que dispositif qui rend compte d’un regard posé sur le monde, conforme en fait à la θεωρία qui, en grec, signifiait à la fois regard sur les choses et méditation. Exactement ce que font ces fictions philosophiques dans des styles qui croisent habilement le détachement fasciné, l’empathie trouble et l’ironie sur des sujets eux-mêmes pourvoyeurs de pensée.

 

 

 

Jean-Pierre Bertrand
Juin 2015

 

crayongris2Jean-Pierre Bertrand enseigne la littérature française des 19e et 20e siècles