Eugène Savitzkaya, Fraudeur

SavitzkayaCes dernières années, Eugène Savitzkaya a multiplié les expériences nouvelles, écrivant pour le théâtre, publiant des nouvelles ou de la correspondance (avec Hervé Guibert) ou exposant des œuvres graphiques. Dix ans sont passés ainsi sans que ne voie le jour le moindre roman : le dernier en date est resté longtemps Fou trop poli (2005). C’est donc avec joie, en ce mois de février 2015, que j’ai ouvert Fraudeur. Mon attente était immense : elle n’a pas été déçue.

La plus grande qualité de Fraudeur est sa liberté, son audace, son indépendance vis-à-vis de toutes les formes de roman existantes. Il s’en dégage une sensation de fraîcheur unique, une énergie littéraire difficile à décrire : une joie sans borne, une ode au corps et aux désirs naissants, une jouissance des mots et des choses. À quoi ressemble Fraudeur ? À un roman de Savitzkaya ! Plus précisément, il rappelle Mentir, ce magnifique premier titre publié chez Minuit, en 1977.

De quoi est-il question ? D’une description de l’enfance, à la campagne, de l’exploration du monde alentour, de la fratrie, des petites amies, des parents, qui viennent de Russie, pour l’une, de Pologne pour l’autre, avec une attention particulière portée à la mère, qui sombre dans la folie. Savitzkaya n’a pas toujours considéré que l’histoire de ses parents était intéressante : en 1982, il déclarait ainsi à Hervé Guibert : « Je n’ai pas de famille non plus, ou elle est sans intérêt. Mes parents ont tous deux quitté leur pays natal, au moment de la guerre […]. Mon père était orphelin, il travaillait dans une petite ferme en Pologne. […] Ma mère est née en 1926, en Russie blanche, près de Smolensk, son grand-père était un petit propriétaire terrien […]. J’ai voulu à plusieurs reprises poser des questions, mais les réponses qu’elle me donnait ne me disaient rien. La tentative a avorté. » (H.Guibert, Une rencontre avec Eugène Savitzkaya, dans Minuit, n° 49, mai 1982, p. 6.)

Pourtant, le thème de la mère était déjà au centre de Mentir, mais l’exil y était tu et la folie y était masquée par différents procédés littéraires. Elle est abordée ici un peu plus frontalement, même si le langage demeure avant tout poétique. Nul pathos cependant : la folie apparaît, elle aussi, comme une forme de liberté. Si elle est inquiétante, elle n’est pas triste et n’empêche nullement l’énergie de l’enfance de se déployer à travers toutes les pages de ce très beau livre.


Laurent Demoulin

Eugène Savitzkaya, Fraudeur, Minuit, 2015, 166p.
 

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