Eugen Ruge, Quand la lumière décline

RugeCe roman, c’est un peu les Buddenbrooks de la seconde moitié du 20e siècle : l’histoire d’une famille et une tranche d’Histoire à un moment charnière. Il s’agit aussi d’un premier roman en partie autobiographique. Comme dans l’œuvre de Thomas Mann, le récit comprend quatre générations, et le sentiment que quelque part quelque chose s’est perdu. Cette lumière qui décline, c’est d’abord, littéralement, le moment où les jours commencent à raccourcir de façon perceptible en septembre, le moment de la récolte des pommes de terre dans l’Oural dont se souvient avec nostalgie la grand-mère russe que sa fille a installée chez elle dans la banlieue de Berlin Est, mais c’est aussi la fin des illusions, qui culmine dans ce chapitre où nous suivons le jeune Markus de discothèque en squat pour junkies dans l’Allemagne réunifiée. Aucune illusion pourtant dans ce que nous savons de la première génération : pendant la guerre, l’(arrière-)grand-père Wilhelm était planqué au Mexique avec sa seconde femme Charlotte, qui avait envoyé ses deux fils en URSS. C’est après coup que Wilhelm se forgera un glorieux passé de communiste de la première heure. Quant aux deux frères, ils sont condamnés à dix ans de travaux forcés pour conspiration antisoviétique ; l’un y meurt, l’autre est banni dans l’Oural où il rencontre celle qui deviendra sa femme. Aucun personnage ne peut faire figure de héros, et sûrement pas le fils, Alexander / Sacha, qui fuit de femme en femme, abandonnant son fils plus complètement encore que son père ne l’avait délaissé. Mais le récit est imprégné de sympathie pour chacun.

La forme narrative est exemplaire. Nous passons d’un personnage à l’autre et d’un point dans le temps à l’autre, en dehors de toute chronologie. Le lecteur doit tant bien que mal relier les points entre eux, reconstituer peu à peu une fresque qui restera lacunaire. La date du 90e anniversaire de Wilhelm, le 1er octobre 1989 (juste avant la chute du Mur) revient pas moins de six fois, dans six perspectives différentes, jusqu’à ce qu’avec le récit de Charlotte nous comprenions enfin ce qui s’est passé.

 

Christine Pagnoulle

Eugen Ruge, Quand la lumière décline [In Zeiten des abnehmenden Lichts. Roman einer Familie], Trad. Pierre Deshusses, 10-18, 2013, 448 p.
 

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