Le 9 juin prochain, le FERULg (Femme Enseignement Recherche Université de Liège) organise à la Cité Miroir de Liège une soirée-débat autour de l’adaptation cinématographique de La Religieuse de Diderot par Guillaume Nicloux. Il sera question des religieuses au temps de Diderot, de l’enfermement des femmes hier et aujourd'hui, de la liberté d'engagement ou encore de la non-maternité choisie, subie ou sublimée. Historienne spécialiste de la question des religieuses dans l’Ancien Régime, Marie-Élisabeth Henneau, cofondatrice du FER ULg et maîtresse de conférence à l’Unité de recherche en Histoire et Anthropologie des Religions et à l’Unité de recherche en Étude de Genre, animera cette soirée.
Quels sujets allez-vous aborder à l’occasion de cette projection?
L’idée est de débattre de plusieurs sujets contemporains en référence à ce qui est évoqué dans le livre de Diderot et à la façon dont celui-ci a été relu sur le plan cinématographique par Guillaume Nicloux. Nous évoquerons également le film de Jacques Rivette (Suzanne Simonin, le Religieuse de Diderot, 1967). Nous souhaitons ainsi mettre en perspective cette œuvre littéraire de la fin du 18e siècle et sa relecture au début de 21e car les questionnements à propos des femmes se prolongent de générations en générations.
Nous voudrions ouvrir le débat sur des questions contemporaines qui ne concernent pas nécessairement le monde religieux. Trois questions sont en effet soulevées: celles de l’enfermement, de la liberté du choix de vie et de la non-maternité. Il s’agit de mettre l’accent sur la question de la liberté d’engagement des femmes, de leur enfermement, de leur mise à l’écart aujourd’hui, notamment dans d’autres cultures religieuses que le contexte chrétien au centre du roman de Diderot. Par exemple dans certains milieux se référant à l’islam, qui imposent une sorte de ségrégation sexuée où les femmes doivent vivre à l’écart du monde masculin. D’un autre côté, chez nous, malgré une apparente égalité garantie par les lois, la question reste posée: les femmes peuvent-elles jouir d’une même liberté que les hommes sur les plans du choix de vie, de carrière…?
Le troisième point abordé concerne la question de la non-maternité. C’est une question qui occupe le groupe du FER ULg et qui pourrait d’ailleurs faire l’objet d’un prochain colloque spécifique. Si certaines religieuses ont fait ou font encore le choix délibéré d’opter pour un type de vie où il n’est pas prévu d’avoir des enfants, d’autres, au contraire, en souffrent énormément quand elles ont été contraintes d’entrer au couvent. De nos jours, les femmes sont souvent définies en fonction de cet objectif d’être mères, présenté comme un idéal. Ce n’est pas nouveau: sous l’Ancien Régime, quels que soient les points de vue, religieux, éthique, médical, philosophique, la femme était essentiellement considérée comme l’être humain programmé pour faire des enfants. Le discours a certes changé, mais il reste tout de même que, de nos jours, la «femme idéale» reste associée à l’idée de maternité Or il existe des femmes qui, par choix, du fait de leur état de santé ou pour toutes autres raisons, ne peuvent ou ne veulent pas devenir mères. Comment vivent-elles cela? Quel regard la société porte-t-elle sur elles? C’est souvent un regard critique, malgré des discours d’ouverture et même si, par ailleurs, sur le plan professionnel, on pénalise les femmes qui veulent avoir des enfants. On assiste alors à ce paradoxe : si une femme a des enfants, ce peut être gênant pour son insertion professionnelle. Mais si elle n’en n’a pas, elle perd une part de son identité parce qu’on continue à penser qu’elle se définit principalement par cet objectif de procréation.
Quelle est la situation des couvents au Siècle des Lumières?
Quand le livre de Diderot sort, à la toute fin du 18e siècle, on est en plein dans la remise en question du bien-fondé des ordres religieux. Mais les critiques énoncées par Diderot à l’encontre à l’institution conventuelle sont déjà évoquées au sein même de cette institution depuis au moins le 16e siècle. L’Église tente en effet depuis longtemps de lutter contre les vocations forcées et n’a pas attendu les philosophes des Lumières pour faire son autocritique, sans toujours parvenir à des résultats satisfaisants. Par ailleurs la question de l’utilité des couvents est également en débat depuis plusieurs générations et pas seulement dans le cercle des philosophes. Si pas mal de couvents répondent encore aux aspirations de femmes qui y trouvent moyen de s’épanouir, ces projets de vie semblent ne plus correspondre aux attentes de la société civile. Dès le début du siècle, la question de la liberté d’engagement est soulevée, notamment chez les futurs philosophes des Lumières. Même si d’autres voix s’élèvent pour défendre ce type d’institutions. Du côté politique aussi, on cherche à réduire la puissance de l’Église. Dans nos contrées, Marie-Thérèse d’Autriche et son fils Joseph II vont tenter d’enrayer ce mouvement d’entrée dans les couvents en limitant le nombre d’admissions, en rehaussant l’âge minimum pour y entrer. Progressivement, ils s’efforcent de supprimer un certain nombre d’institutions qu’ils estiment complètement inutiles.
La question de leur utilité sociale est en effet soulevée. À partir du moment où les religieuses font de l’enseignement ou soignent des malades, cela ne pose pas de problèmes. Mais celles qui ne «servent à rien» parce qu’elles ne font que prier n’ont pas la même chance. On croit aussi que les couvents sont richissimes, ce qui pousse les autorités politiques à essayer de récupérer leurs biens tout en rendant la liberté aux filles… qui n’en veulent pas toujours : la plupart d’entre elles ne souhaitent pas profiter de ces portes ouvertes. Ont-elles été victimes d’un lavage de cerveau? C’est possible, mais d’autres raisons existent aussi. Cet affrontement va aboutir à la suppression des ordres religieux entre 1790 et 1797 dans nos régions. Mais ils vont réapparaître quelques années plus tard.
À cette époque, comme on le voit dans le roman, certaines familles ne placent que temporairement leurs jeunes filles dans des couvents, en attendant de les marier. Mais un certain nombre d’entre celles-ci sont forcées d’y rester.
La question de la vocation forcée est effectivement dénoncée par Diderot. Il caricature la situation en présentant trois couvents (fictifs) qui connaissent des problèmes graves, lesquels se rencontrent effectivement dans certaines communautés existantes. Il n’évoque évidemment pas les situations où les choses se passent bien. Dans la réalité, la question est en fait complexe et les cas de figure innombrables. Selon le cliché, répandu à l’époque et encore en vigueur aujourd’hui, une fille qui entre au couvent a nécessairement été contrainte par ses parents, pour des raisons de politique familiale, ou parce qu’on n’a pu la marier en raison de son physique ou de son caractère. Au 18e siècle, de tels scénarios existent, évidemment, mais ce n’est pas le cas pour toutes. Entrer au couvent, c’est aussi valorisant et c’est une perspective d’avenir qui offre des avantages. D’abord religieux, cela assure aux religieuses une éternité à laquelle elles croient. Et puis ce sont des perspectives de vie relativement confortables. L’espérance de vie est plus longue, on ne risque pas de mourir en couches, par exemple. Des soins sont apportés, une sécurité est offerte. Dans certains couvents, les religieuses peuvent avoir une vie intellectuelle qu’elles n’ont pas toujours dans leurs familles. Elles ont une bibliothèque à leur disposition, elles sont initiées à la musique, à l’art.
Des filles peuvent donc y entrer de leur propre gré et afficher sur ce plan une grande détermination. Toutes les religieuses ne sont pas des déçues de la vie, des cadettes, etc. Elles peuvent aussi avoir été embrigadées sans nécessairement en souffrir. Les familles les confient à des communautés religieuses afin qu’elles soient éduquées. À l’issue de cette formation (souvent sommaire), soit elles rentrent chez elles et réintègrent la vie civile, soit elles restent. Comme elles n’ont rien connu d’autre, rester n’est pas toujours douloureux. Elles y passent leur vie sans qu’il y ait forcément de drame. Il existe aussi des filles qui veulent entrer au couvent pour échapper à un mariage forcé ou à la pression paternelle. Enfin, d’autres, mais moins nombreuses qu’on ne l’imagine, ont pu être aussi très malheureuses, comme Suzanne, l’héroïne de Diderot.
La question des vocations forcées est dénoncée depuis la fin du Moyen âge et l’Église s’est efforcée d’être vigilante, opérant un contrôle qui sera de plus en plus strict à l’époque moderne. À leur entrée, les autorités religieuses demandent aux filles si elles veulent vraiment entrer au couvent. Certaines d’entre elles parviennent d’ailleurs à en sortir et les couvents refusent aussi des candidates jugées sans vocation. Les hommes et les femmes disposent de certains droits à la fin du 17e siècle, et les femmes sont capables de s’exprimer et de s’opposer, beaucoup plus qu’on ne le croit aujourd’hui. Les gravures de l’époque révolutionnaire vont montrer des religieuses et religieux enfin libérés, en train de s’embrasser avec la perspective de tous se marier. Or c’est loin d’avoir été le cas. En 1796, lorsque les couvents ferment à Liège, seules quelques religieuses se marient. Les autres soit reconstituent des communautés religieuses soit vont vivre comme des vieilles filles, rendant des services dans les paroisses. Dans d’autres villes, en France notamment, les résultats sont identiques. Moins de 10% des religieuses se marient. Pour elles, le mariage n’est pas forcément synonyme de liberté et de vie heureuse. N’oublions pas que, sous l’Ancien Régime, il y a aussi de nombreux mariages forcés.
On voit aussi, dans le roman de Diderot, et le film de Nicloux le montre très bien, que les situations au sein d’un couvent peuvent être très différentes selon la personnalité de sa supérieure.
Elle est en effet déterminante. On est dans une société liée à l’exercice d’un pouvoir absolu et une communauté religieuse vit sous l’autorité absolue de sa supérieure. En théorie, il ne s’agit pas d’une tyrannie mais d’un dispositif qui permet à la supérieure d’agir efficacement pour le plus grand bien de sa communauté. Et ce pouvoir est par ailleurs contrebalancé par celui de la communauté qui se réunit au chapitre pour voter les grandes décisions concernant le groupe. Il n’en demeure pas moins que le poids de la personnalité de la supérieure peut peser lourdement, en bien comme en mal sur le destin de ses filles. Et donc, les scènes décrites par Diderot sont tout à fait plausibles, sans avoir été, nécessairement, répandues dans la vie réelle.
Michel Paquot
Mai 2015
Michel Paquot est journaliste indépendant
Marie-Élisabeth Henneau est historienne. Ses recherches portent principalement sur l'histoire du christianisme occidental et sur l’histoire des femmes.