Écrit en 1760, révisé vingt ans plus tard, La Religieuse a finalement été publié de manière posthume en 1796. À travers l’histoire de Simone Simonin, cloîtrée contre sa volonté, Denis Diderot dénonce les vocations religieuses forcées et l’isolement monastique. Il y a deux ans, près d’un demi-siècle après Jacques Rivette, Guillaume Nicloux a transposé une nouvelle fois le roman au cinéma.
Né en 1713 à Langres, destiné à une vie ecclésiastique, Diderot décide, contre l’avis de son père, de monter à Paris et d’y devenir un écrivain vivant de sa plume, Il intègre à 32 ans l’équipe de L’Encyclopédie dont il va diriger avec d’Alembert la publication entre 1751 et 1772. Condamné par le Parlement de Paris, ce Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers a été mis à l’index par le pape Clément XIII et a vu son privilège révoqué par la Conseil du roi. En 1760, au moment où il entame La Religieuse, il a déjà notamment écrit Les Bijoux indiscrets (anonymement) et La Lettre sur les aveugles qui lui a valu un court emprisonnement.
Ce roman est né d’une mystification littéraire. Quelques années auparavant, le marquis de Croismare (appelé aussi comte de Croixmar) s’était ému du sort «d’une religieuse de Longchamp qui réclamait juridiquement contre ses vœux». Se mettant dans la peau de la malheureuse, Diderot entame une correspondance fictive avec son ami dont l’intérêt pour la cloîtrée ne fait dès lors que croître. Après avoir dévoilé la supercherie, l’encyclopédiste se lance dans l’écriture d’un roman. Le marquis y apparaît comme un personnage de fiction devenu l’interlocuteur de Suzanne Simonin, obligée d’entrer au couvent à cause de son état de fille naturelle. Mais très vite, n’y étant pas heureuse, elle veut rompre ses vœux et fait un procès à la communauté. Protégée par sa première mère supérieure, elle devient, à la mort de celle-ci, le souffre-douleur de celle qui lui succède ainsi que de l’ensemble des sœurs qui la maltraitent et l’humilient. Soutenue par un avocat, Suzanne est placée dans un autre couvent dont la supérieure s’éprend d'elle d’une façon déraisonnée, jusqu’à sombrer dans la folie.
En 1770, Diderot reprend son roman en le faisant précéder d’une Préface-annexe signée Grimm, auteur depuis 1753 d’une Correspondance littéraire à laquelle il collabore régulièrement. Ce texte révèle le pot-aux-roses et est accompagné des lettres de la pseudo-religieuse et des réponses du marquis. Révisé une nouvelle fois en 1780 pour la Correspondance littéraire, La Religieuse ne sera finalement publié qu’en 1796, douze ans après la mort de son auteur, suscitant une charge violente de la part des nostalgiques de l’Ancien Régime.
«Diderot a écrit un livre dirigé contre certaines pratiques de l’Église et de l’institution monastique en dénonçant l’enfermement des jeunes filles contre leur gré, rappelle Juliette Dor, membre du FER ULg. Il illustre les problèmes pouvant se présenter dans un couvent, comme les rapports avec l’abbesse, laquelle est lesbienne et essaie de séduire Suzanne qui, dans un premier temps, ne comprend pas du tout ce qu’elle lui veut. Il dénonce aussi la situation des enfants adultérins placés dans des couvents pour ne pas les voir revendiquer un partage de l’héritage. Et plusieurs éléments, comme le mariage forcé ou l’absence de liberté des femmes, restent aujourd’hui malheureusement très actuels.»
«Dans la littérature anglaise médiévale, poursuit celle dont ce domaine est la spécialité, on retrouve des fabliaux, parfois parallèles à ce que l’on peut lire dans la littérature française, ainsi que des écrits sur les recluses. Pas mal de textes anglais du XIIIe siècle encouragent les jeunes filles à devenir anachorètes ou religieuses, ou les en découragent tout au contraire. Ce n’est pas un hasard s’ils sont rédigés en anglais et non en latin ou en français car ils s’adressent à des filles qui ne pratiquent pas ces langues. Contrairement à ce que d’aucuns pensent, avant la Réforme, il y avait aussi des institutions religieuses en Angleterre car, soucieux de dominer le pays, Guillaume le Conquérant les a multipliées en veillant à installer des abbés et des abbesses d’origine normande à la tête des établissements qui existaient ou dont il assurait la fondation. Les pratiques n’y différaient guère de celles attestées en France.»
Quelque cent septante ans après sa publication, le roman de Diderot fait à nouveau scandale au milieu des années 1960 lors de la sortie de son adaptation cinématographique réalisée par Jacques Rivette et interprétée par Anna Karina (qui a déjà tenu le rôle au théâtre quelques années plus tôt). D’abord interdit aux moins de 18 ans par la Commission de contrôle, le film l’est totalement en mars 1966 sur décision du Secrétaire d’État à l’information de l’époque, Yvon Bourges. De nombreux cinéastes s’émeuvent de cette censure et André Malraux, ministre de la Culture, autorise sa projection au Festival de Cannes l’année suivante. Suzanne Simonin, la Religieuse de Diderot sort finalement en juillet 1967 dans quelques salles parisiennes. Si le cinéaste de la Nouvelle Vague zappe le noviciat de Suzanne, ouvrant le film sur ses vœux, il reste fidèle à la fin tragique du livre, montrant son abandon après sa fuite du couvent et son suicide.
Réadaptant le roman en 2013, Guillaume Nicloux s’est montré à la fois plus fidèle et plus infidèle que son aîné. Le choix de Pauline Étienne dans le rôle-titre est particulièrement judicieux. Forte et fragile, apeurée et déterminée, la jeune actrice belge récompensée par un Magritte en 2014 colle parfaitement au personnage. Elle traduit avec fougue sa douleur, son humiliation, sa perplexité face aux avances de sa troisième supérieure (interprétée avec subtilité et intelligence par Isabelle Huppert), et son inlassable révolte contre un système qui l’oppresse. Par contre, si le film de Nicloux comporte le préambule dont Rivette faisait l’économie, alors que le noviciat est fondamental pour comprendre le piège dont la jeune fille se retrouve prisonnière, il imagine une fin nettement plus optimiste, et plus rassurante pour le spectateur.
Michel Paquot
Mai 2015
Michel Paquot est journaliste indépendant