« Qu'avait-on fait des ouvriers depuis un siècle ? Du combustible, au même titre que n'importe quel morceau de charbon, exploités de façon similaire. Mineurs réduits à l'état minéral. Qui irait leur jeter la pierre ? ».
Cela semble quasiment un plaidoyer pour une littérature de gauche. Petites natures mortes au travail, d'Yves Pagès, auteur parisien né en 1963, est une suite de 24 récits (très) brefs, qui mettent en effet à nu la vanité, voire l'impossibilité du travail dans le monde ultralibéral qui est le nôtre. Dit comme cela, cela pourrait sembler rasoir. Mais c'est tout le contraire, grâce à un humour aussi féroce qu'il est désabusé, et une capacité à se mettre au niveau de ses personnages, à peine esquissés mais dont le destin absurde prend aux tripes dès les premières lignes.
Les histoires qui composent ce recueil sont autant d'études dilettantes sur le dysfonctionnement de notre société, et sur les êtres humains qui tentent d'y trouver une place. L'on retrouve des enseignants par correspondance agoraphobes, des conseillères ANPE au chômage, des drogués en réinsertion par le travail forcé ou des remplisseurs d'études de consommation bidon. Leurs descriptions en sont d'autant plus frappantes qu'elles étaient vraisemblables – et même souvent vraies, si l'on en croit leur auteur – lors de la première parution de l'ouvrage en 2000, et le deviennent encore plus quinze ans après. L'inanité de tant d'emplois, en arrière-plan de chacune des nouvelles, devient chaque jour plus évidente – et l'on découvre que l’œuvre de Pagès n'est finalement pas tant une satire, poussant à l'extrême le côté négatif d'une situation, qu'un constat, une froide analyse de celle-ci.
Si ce livre est militant, c'est donc par son contenu, et non par sa voix : Pagès ne la hausse pas, ne recourt pas à de rhétoriques artifices pour imposer une thèse, ne se veut même pas provocateur. Il égrène simplement, avec une neutralité aussi réussie qu'on la sait feinte, les errements de l'économie et de la politique qui, dans la nouvelle Figuration libre, enferment une figurante de l'adaptation cinématographique de Tintin au Tibet, sitôt son rôle joué, dans un centre fermé pour réfugiés.
Et puis, avec son air de ne pas y toucher, Pagès est aussi un styliste, et la concision des micro-nouvelles des Petites natures mortes est le lieu d'expression idéal pour son écriture racée et recherchée. Son ton clinique et descriptif est ainsi rehaussé de petits bijoux d'architecture syntaxique, particulièrement dans des incipit tels que « Deux grèves qui se chevauchent, et c'est tout un monde, en sa routine, désarçonné. » (p.90) où les virgules miment le télescopage et se jouent du sens de la phrase.
Chacune de ces jolies vignettes tient donc lieu, comme la litanie de métiers improbables et honteux qui en constitue la première nouvelle, de manifeste. Contre le monde tel qu'il est, et pour les petites natures qui en souffrent et que nous sommes.
Bruno Dupont
Yves Pagès, Petites natures mortes au travail, Gallimard Folio, 2007, 144 p.
Retour à la liste des Romans et nouvelles
Retour au DOSSIER/ Lectures pour l'été 2015