Oui, il faut tout dire d’un homme, même s’il s’agit de Le Corbusier et que, dans une faculté d’architecture, ça gêne un peu. Bien sûr, beaucoup d’entre nous se méfiaient de l’ « urbanisme progressiste », fondé sur un rationalisme forcené. Beaucoup trouvaient l’organisation tayloriste des villes, prônée par l’architecte et relayée par les premiers Congrès Internationaux d’Architecture Moderne (CIAM), inhumaine, le zonage, abusivement « cartésien » (la Bruxellisation !), le fonctionnalisme, dangereusement réducteur – même Theodor W. Adorno, pourtant bien moderne, devait critiquer sévèrement ce programme architectural qui fige la vie et nie l’histoire des Hommes, dans sa célèbre conférence de 1965. Comment Corbu pouvait-il déclarer, sur un ton tellement péremptoire, que la ville, surtout « radieuse », pouvait se résumer à quatre fonctions : habiter, travailler, se divertir, circuler ? Quand je devais aborder cette question avec les étudiants d’architecture, il y a dix ans, je disais en prenant bien des précautions oratoires que le Zeitgeist, l’esprit particulier de l’époque, était « dangereusement utopique », que cet espoir placé en un homme nouveau, plus conforme à la société machiniste (celle que chantaient les futuristes), n’était sans doute pas tout à fait sans rapport avec les idéologies totalitaires ... Aujourd’hui, cinquante ans après sa mort, un journaliste rouvre le dossier et, à partir des pièces qui y sont versées – toutes les pièces ! –, démontre qu’il y avait bien un Corbu obscur. Un ami très proche du docteur Winter, un lecteur subjugué par Alexis Carrel, un admirateur béat de Mussolini. On avait le droit de le savoir, comme on a le droit de savoir que Heidegger était bel et bien un nazi (ses derniers cahiers ne laissent plus de doute). Cela n’empêche pas de les étudier en faculté et même de dialoguer avec leurs œuvres, qui restent riches, essentielles, intéressantes... Mais en connaissance de cause ! Ceux qui voudraient compléter le tableau, à partir d’autres points de vue, pourront aussi lire les livres que François Chaslin et Marc Perelman ont consacrés à ce penseur, il est vrai « incontournable », de l’architecture moderne.
Stéphane Dawans
Xavier de Jarcy, Le Corbusier, Un fascisme français, Albin Michel, 2015, 288 p.Retour à la liste des ouvrages de Non-fiction
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