Face à l’énigmatique mention 4’33’’, intégrée au programme d’un concert au Maverick Hall le 29 août 1952, l’assistance présente ce soir-là pouvait supposer une performance expérimentale, déroutante, et dégagée des codes de la musique traditionnelle. Peut-être une énième exécution sur « piano préparé », comme s’y était appliqué John Cage quelques années plus tôt, en introduisant entre les cordes de l’instrument des objets divers (boulons, gommes, morceaux de feutre, etc.) qui en modifiaient les sonorités ?
Mais, face à un public déjà médusé par la première sonate de Pierre Boulez ou les Extensions de Morton Feldman, l’interprète David Tudor se livra à un jeu de scène étrange et iconoclaste. « Il s’assit au piano de la petite pièce en bois, rabattit le couvercle du clavier sur les touches et regarda son chronomètre. Il souleva et rabattit le couvercle deux fois durant les quatre minutes suivantes, en prenant soin de ne faire aucun bruit audible tout en tournant les pages de la partition, dépourvues de notes. Après que quatre minutes et trente-trois secondes se furent écoulées, Tudor se leva pour recevoir les applaudissements du public. »
Cette prestation inouïe – et pour cause ! – compte depuis lors, avec la première du Sacre du Printemps, parmi les dates les plus fracassantes qui ponctuent l’histoire de la musique dite contemporaine. Décriée avec mépris, moquée, taxée de canular, de fumisterie, d’insulte à l’art, la démarche qui présidait à sa conception semblait vouée à l’incompréhension générale, et à l’inverse réservée aux grands initiés, seuls aptes à en pénétrer les arcanes.
Et voici que le pianiste Kyle Gann consacre pas moins de 170 pages à cet incroyable suspens. Lui qui s’était émerveillé à 15 ans du livre Silence de Cage ; lui qui savait jouer Brahms et Chopin mais qui, au récital de fin d’année de son lycée texan, en 1973, interprétait 4’33’’ après en avoir souligné l’importance capitale ; lui qui a côtoyé Cage jusqu’à sa mort et connaissait les moindres inflexions du parcours de ce personnage ; lui était le passeur tout indiqué pour gloser sur ce moment principiel, sacré, reproduit des milliers de fois depuis.
Frédéric Saenen
Kyle Gann, No silence. 4’33’’ de John Cage, traduit de l’anglais par Jérôme Orsoni, 186 pRetour à la liste des ouvrages de Non-fiction
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