Le volume 599 de la collection de la Pléiade se tient perché au sommet de quelque falaise abrupte et surplombe une vallée qu’oppresse une brume épaisse. Crénelé de chicots, ceint de tours délabrées, c’est un donjon littéraire dardé vers un ciel d’encre, où la course des nuages le dispute à une obsédante pleine lune. Qui s’y aventurera risque de croiser, sur les coursives ou dans les caveaux labyrinthiques en sous-sol, des silhouettes de moines fiévreux et agrippant leur froc d’une seule main, des femmes en cheveux à la beauté sidérante et traquées par on ne sait quel monstrueux prédateur, un hominien aux tempes couturées et au regard absent, ou encore, surgi d’un Orient fantasmé, un pacha sanguinaire au nom cinglant.
Les cinq œuvres rassemblées ici constituent les jalons allant de l’éclosion à la parfaite maturité d’un genre littéraire : le roman gothique. C’est Horace Walpole qui, en 1764, en signe avec Le Château d’Otrante l’acte de naissance.
La plus surprenante des découvertes parmi ce choix est peut-être le seul roman de la série à avoir été originellement rédigé en français, bien qu’il ait paru à Londres en 1786. Son auteur, William Beckford, bel esprit doublé d’un tempérament excentrique, annonce le dandy façon Wilde du siècle suivant. Le bougre prétendait ainsi avoir écrit Vathek en l’espace de trois jours, à l’issue d’une monstrueuse orgie… Laissons galoper cette légende qui sied si bien à l’imaginaire et à l’hubris déployés dans ces pages tendues de rouge cramoisi. Beckford met en scène, dans un contexte orientalisant à souhait, un calife qui pour assouvir sa soif de pouvoir absolu, est prêt à tous les reniements, en premier lieu celui du Coran, et aux pires compromissions de l’âme. Un pacte conclu avec un esprit maléfique qui le bernera jusqu’au bout l’amènera à perpétrer des crimes affreux (dont le sacrifice de cinquante enfants) et entraînera toute sa cour à sa suite dans la spirale d’une ambitieuse folie. Flaubert avait-il lu l’« excessif et superlatif » Vathek avant de se mettre à Salammbô ? Cela n’aurait rien d’étonnant. Mallarmé connaissait en tout cas ce texte pour en avoir signé en 1876 une sublime préface, vers laquelle on retourne avidement, aussitôt que Morvan nous en apprend l’existence. La Pléiade est bel et bien une constellation dont les étoiles sont reliées par d’invisibles fils.
Frédéric Saenen
Frankenstein et autres romans gothiques, Éditions établie par Alain Morvan avec la collaboration de Marc Porée, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2014,1372 p.
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