Cette dernière remarque est pour le moins cocasse (si l’on peut dire) : comment Eugène Roger a-t-il pu voir ce regard « audacieux » si la bête était morte ? Et, s’il a effectivement croisé ce regard, comment a-t-il pu se garder de sa « vertu meurtrière » ? Roger poursuit son récit et traite longuement de ce « curieux » Bertier qui aurait possédé un « petit » basilic, bien « vif », « qu’il envoya mort au Cardinal de Richelieu », précise le Dictionnaire de Trévoux, et dont, avant de s’en défaire, il aurait exécuté un portrait11. L’existence d’un « véritable basilic » chez Bertier est confirmée par le témoignage d’un autre voyageur, Jean Coppin, qui, comme le Père Roger, dit avoir vu à la même époque le dessin réalisé par l’orfèvre lyonnais12. Mais, ne manquera-t-on pas d’insister, comment Bertier a-t-il pu détenir un basilic chez lui sans être aussitôt foudroyé par le regard de la bête ? Pour y répondre, le Père Roger est obligé de fixer des limites au pouvoir mortel de l’animal13. Il lui enlève un peu de sa férocité, il l’érode, le rabote pour le faire tenir entre les quatre murs de la demeure de Bertier et ajouter une pincée de vraisemblance à son récit. Le basilic n’est plus cet inventeur de désert, cette tornade de néant dont parle Borges. On peut le capturer, le transporter dans une boîte et en faire contrebande comme de n’importe quel animal exotique. À moins que ce ne soit Eugène Roger qui ait été mis en boîte par ledit Bertier et ses balivernes ?
Comme le suggère cette anecdote, parler du basilic, c’est d’abord « faire marcher » celui qui voudra bien écouter son histoire, et cela jusqu’à l’épuisement. On frappe à une porte, puis à une autre, on est reconduit d’une maison à un immeuble, d’un ville étrangère à un pays encore plus lointain, et finalement une porte s’ouvre, mais sur le vide. Ou plutôt aucune porte ne s’ouvre, car il y a toujours une porte de trop, celle à laquelle on n’ira point frapper, celle dont la poignée ne cèdera jamais parce que derrière elle se cache, par exemple, la conscience malicieuse de Louis Bertier. La sidération se déplace : de la bête vers Bertier le « curieux », puis de Bertier vers Roger le « crédule ». Pourquoi ce dernier croit-il Bertier ? Et que dire du rédacteur de l’article « Basilic » du Dictionnaire de Trévoux ? Et nous, lecteurs de ce Dictionnaire, à qui nous fier ? Voilà un étrange nœud de vipères dont la solution se trouve peut-être sous la plume de Borges.
La fiction et son double
Dans son article, Borges cite un passage de Francisco Quevedo, un contemporain de Cervantès, qui nous fait toucher ce que l’on pourrait appeler « le paradoxe du basilic » :
Si celui qui te vit est vivant,
Toute histoire est mensonge,
Car s’il n’était pas mort, il t’ignore,
Et s’il est mort il ne l’affirme pas14.
Le paradoxe est donc le suivant : pour dire quelque chose de vrai sur le basilic, il faut l’avoir vu, mais alors on tombera raide mort ; réciproquement, si l’on est encore vivant, tout ce que l’on pourra en dira se dénoncera, par le fait même que l’on puisse en parler, comme un « mensonge ». Ceux qui osent dire quelque chose du basilic ne l’ont donc jamais rencontré : il n’y a là qu’une bande de faussaires et de bonimenteurs.
On pourrait voir dans cet argument la pure et simple liquidation de l’histoire du basilic, mais l’auteur de « La Bibliothèque de Babel » laisse ouverte l’interprétation des vers de Quevedo. Il ne les commente pas. Il propose au lecteur d’y réfléchir (ou de passer à l’entrée suivante : « Le Béhémoth »).
L’histoire du basilic, peut-on comprendre, est toujours double : il y a celle du romancier bien vivant qui ne l’a jamais vu mais qui se plaît à nous faire croire qu’il a croisé son chemin ; cette histoire est aussi celle que nous racontent aujourd’hui le dessinateur pour enfants, le scénariste de films à grand spectacle ou le concepteur de jeu vidéo.
Voici qu’un basilic extraverti et superstar se répand partout sur les écrans de nos cinémas et de nos ordinateurs et qu’il tue de son regard comme le ferait un bon vieux rayon laser. Ce basilic est plein de vie puisqu’il se nourrit, précisément, de sa propre fiction. Mais il y a un autre récit : celui du chasseur foudroyé qui parle depuis le royaume des morts. Lui, au moins, possède un peu de vérité et pourra nous dire ce qu’il a vu – même si ce qu’il a vu, précisément parce qu’il a reçu de plein fouet le regard du serpent, se résume au spectacle de sa propre agonie. Il y a la fable du basilic, l’enveloppe chimérique de la bestiole sur laquelle on a jasé pendant des siècles et sur laquelle on pourra continuer de rêver encore longtemps (si on ne l’oublie pas tout à fait). Mais il y a aussi, comme l’envers de cette fantaisie, l’art d’écrire sur le basilic en le considérant bien en face au moment où il se tourne vers soi : art mortifère puisqu’aussitôt le regard s’éteint, la main s’ouvre et le stylo roule sur le plancher.
C’est peut-être tout le défi que nous propose ce monstre rampant : la chasse au basilic vient installer l’écrivain devant le supplice d’écrire. Le basilic métaphorise la peur d’être foudroyé, détruit par l’objet du discours quand celui-ci se met soudainement à envisager son créateur et lui conteste alors toute puissance d’expression. On retrouve par là, sinon Borges, du moins une certaine mouvance borgésienne de la littérature qui, inlassablement, revient sur la faillite de l’acte d’écrire, à la fois composition et effondrement d’un texte qui se nourrit de sa propre virtualité, de son projet infini15. Étranger à toute cohérence, vêtu de mots qui ne lui conviennent jamais tout à fait, le basilic serait donc l’un des masques fêlés de l’écrivain. Et son histoire – fragmentaire, hybride, mystificatrice – serait le fruit de cette oscillation perpétuelle entre le fabuleux et l’innommable.
Olivier Dubouclez
Mai 2015
Olivier Dubouclez est chercheur post-doc en philosophie. Il vient de publier chez Actes Sud une œuvre de fiction intitulée Histoire du basilic
10 Dictionnaire universel français et latin, ibid. ; E. Roger, La Terre Sainte ou Description topographique des saints Lieux, & de la Terre de Promission, Paris, 1664, p. 89-90
11 Dictionnaire universel français et latin, ibid.
12 J. Coppin, Le Bouclier de l'Europe, ou La Guerre sainte, Lyon, 1686, p. 181-182.
13 « Si on demande comment il se peut faire de tenir chez soi & voir un Basilic sans mourir, puisqu’il tue de son regard, il est vrai qu’il tue de son regard, mais il faut qu’il y ait une distance proportionnée entre lui & l’animal qu’il regarde, encore faut-il que ce soit fixement, c’est-à-dire qu’il faut qu’il lance les rayons de ses yeux aux yeux de celui qui le regarde, car s’il ne voit un homme ou un animal que par les pieds, ou par le côté, ou par le dos, ou bien que l’on ne s’arrête pas un peu de temps à lui regarder les yeux, il ne pourra pas lancer son venin, encore moins par les mains, ni par la face, ni par aucune autre partie que par les yeux, & de là va droit au cœur qui fait que l’on meurt promptement. C’est ainsi que l’on peut voir cet animal sans être infecté de son venin mortel. » (La Terre sainte, p. 90)
14 Manuel de zoologie fantastique, p. 44.