Un homme est hospitalisé. Aux visages qui se penchent sur lui (médecins infirmières, proches en visite…) il mêle des voix, des sourires, resurgis d’un passé lointain. Car cet homme n’est plus de prime jeunesse. Il a vécu. Son monologue coule doucement d’hier à demain, d’aujourd’hui à hier : il a brisé la ligne du temps. Il se meut dans un non-lieu (une utopie ?) où ne comptent plus ni agendas, ni calendriers, ni horloges. Et l’on en viendrait à l’envier pour cela… Pour cette apesanteur où il se meut.
L’apparent désordre des souvenirs (l’alternance de l’italique et du roman, les marges de différentes largeurs, la présence ou l’absence de ponctuation…) tient de la douce incohérence des rêves. À côté de lambeaux de conscience, lumière tranchant çà et là le brouillard, le protagoniste (mais mérite-t-il un nom si « actif » ?) laisse parler son inconscient. Lacan ne déclare-t-il pas que « l’inconscient est structuré comme un langage » ? C’est en cette langue-là qu’il faut lire le texte – poème ou prose. Déjà en 2001, François Emmanuel sous-titrait « poème » ce précieux diamant qu’est Portement de ma mère que rien, ni rime ni disposition sur la page ne semblait désigner comme tel. C’est que, pour François Emmanuel comme pour d’autres auteur-e-s, la poésie n’est pas affaire de forme, ou alors, elle ne dévoile ses formes qu’au lecteur attentif, à l’ouïe fine, sensible au rythme, au « portement » du texte. Il faut avoir entendu lire François Emmanuel pour savoir à quel point il sait rendre jouissive la sobre musique de la langue.
La pensée développée ici est celle de la petite enfance ou bien du grand âge, près des portes des limbes, avant nos premiers pas et après nos derniers. On pense en position couchée, guère maître de ses gestes, dans un espace physique confiné – mais, comme par une étrange compensation, on se meut en liberté totale, inouïe, dans l’infini de la poésie.
Le livre aurait pu s’intituler « avant la fin » mais c’est justement le terme (!) passage qui donne le ton de l’espérance, laissant planer comme une belle certitude le doute absolu sur nos « après ». La mort, dont le nom n’est jamais prononcé, s’intègre tout naturellement dans le processus vital de chaque être. Et la métaphysique n’a pas sa place ici. Ou alors toutes les physiques baignent en elle sans qu’il soit nécessaire de l’évoquer.
Deux femmes hantent le long monologue, deux femmes dont les noms se ressemblent, à une seule lettre près, au point que le lecteur se demande s’il y a lieu de les confondre, partageant ainsi une hésitation du personnage alité. Viennent ensuite Luce et Mia, si petites, si proches, avec la hantise de l’au-revoir manqué, peut-être. Et de même que le temps, presque déjà absorbé par l’éternité, l’espace déjà recule devant la toute-puissante pensée. On est ici, dans ce pauvre lit, on est là-bas, dans les hautes couleurs de l’Inde et ses saris brodés.
S’il est bon de lire ce livre en suivant l’ordre des pages, on peut le relire en l’ouvrant n’importe où. Il « tient » toujours, grâce au « poème ».
Rose-Marie François
François Emmanuel, Avant le Passage, Actes Sud, coll. Un endroit où aller, 2013, 84 p.
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