Shaun, Aardman et la plasticine

Nous avons évoqué le travail du son chez Aardman, or le film qui les a rendus célèbres Creature Comforts est un film d'animation qui utilise de véritables bandes-son documentaires. Cela fait partie de cette quête effrénée de réalisme chez Aardman que vous détailliez précédemment ?

Creature ComfortsLa tentative du réalisme a toujours été forte, il y a toujours eu cette volonté de s'éloigner des propriétés fantasmagoriques de l'animation telles qu'on les connaît depuis Émile Cohl. Creature Comforts creuse ce sillon en réemployant il est vrai une bande son issue de la réalité, des interviews d'immigrants dans un centre d'accueil, en la collant à des figurines d'animation. C'est un processus un peu plagié sur Ralph Bakshi par ailleurs, qui utilisait déjà dans Fritz the cat en 1972 la bande son de vrais ouvriers en train de manger pour la réemployer dans le dessin animé... En tout cas, il est vrai que cela amène à un certain rapprochement de la réalité offrant à l'animation une crédibilité supplémentaire. Pas de mickey mousing1, pas de voix particulière comme celle de Mel Blanc2 ; ce sont des voix réalistes, qui n'ont pas d'enjeu documentaire mais qui crédibilisent un peu plus l'animation. Après, lors du passage aux fictions pures et dures, c'est un procédé qu'ils vont abandonner, mais on peut effectivement voir ces voix comme un signe. Ce qui motive Aardman, c'est la quête du réel. Ou si on veut le dire en d'autres mots, c'est l'application sur le monde réel d'un filtre de plasticine un peu fantaisiste.

 

Dans votre ouvrage toujours, vous citez John Lasseter qui déclare qu'en animation, la fixité c'est la mort. À chaque seconde, un élément même discret doit bouger. Or, chez Aardman, la fixité est souvent employée en lien avec les différents gags.

Lasseter s’inscrit dans la tradition d’un cinéma « full-animation », ce qui explique son plaidoyer pour le mouvement permanent obligatoire ; chez les cinéastes du gag, comme Chuck Jones ou Tex Avery, c'est différent. Les temps morts chez Aardman sont un tempo, un peu comme chez Mr Bean en fait : quand le personnage fait une bêtise, il n'essaie pas de la rattraper, ou mieux il la rattrape à contre-temps. Chez Chuck Jones, on est plus proche du vaudeville, de la complicité avec le spectateur par exemple ; chez les britanniques, c'est plutôt la logique de l'embarras. L'écriture d'Aardman est clairement liée à cet esprit du gag, moins sur le récit au long cours ; même dans Chicken Run, sans doute leur film le plus complexe dramatiquement parlant, tout repose sur un enchaînement de gags. Lesquels sont par ailleurs écrits de façon à ce que l'on ait le temps de les savourer. Il y a un vrai travail sur l'attente aussi, soit des personnages soit celle du spectateur.

 

N'y a-t-il pas aussi, dans cette fixité récurrente, une envie de limiter l'intervention humaine visible ? Adam joue complètement cette carte avec l'intervention à l'écran de l'animateur, mais le reste du temps, les personnages et les décors sont lisses, impeccables, presque autonomes dans leurs mouvements.

Il y a plusieurs raisons à cela. L'angle économique est inévitable : une minute d'animation coûtera toujours moins cher à produire s'il y a peu d'éléments à modifier. Il y a un aspect technique aussi : en limitant les modifications, on limite les risques de ruiner tous les efforts à cause d'un malheureux incident, c'est un principe bien connu de tous les animateurs dit «de table».

Copyright  Aardman Animations Ltd and Studiocanal

 

Justement : à l'ère du numérique, l'animation est devenue, si pas facilement accessible, en tout cas plus économiquement abordable. Beaucoup de logiciels gratuits comme Blender permettent de faire de l'animation chez soi, sur son ordinateur, à condition de maîtriser un peu la technique. Pixar a récemment mis gratuitement en ligne le logiciel qu'ils utilisent aussi...

Il ne faut pas sous-estimer la complexité du numérique: pour tout dessin fait par ordinateur, il a fallu dans un premier temps dessiner justement, puis colorier, faire les rendus, respecter une suite d'opérations qui prennent du temps et de l'énergie. Le véritable intérêt du numérique tient dans l'industrialisation du travail, dans cette capacité aujourd'hui de faire les layouts sur un continent, les décors sur un autre, et le coloriage chez Digital Graphics à Liège par exemple, etc. C'est une facilité et une rapidité qui explique aussi pourquoi on voit très majoritairement des films en numérique aujourd'hui.

Aardman joue beaucoup de ce côté «artisanal» – où il excelle par ailleurs, indiscutablement –  pour se placer sur le marché. Ce n'est pas un geste critiquable en soi, c'est important de se démarquer pour survivre sur les écrans. C'est juste ridicule que les critiques tombent parfois dans le piège du «allez voir tel film, réalisé à l'ancienne !» comme si c’était le seul argument pour défendre un film d’animation.

 Bastien Martin
Mai 2015

 

crayongris2Bastien Martin est chercheur en Arts et Sciences de la Communication. Ses recherches doctorales portent sur le cinéma d'animation belge.

 
 


1Le mickey mousing est une technique initialement employée dans de nombreux courts métrages de Disney qui consiste à souligner exagérément chaque bruit par un son musical. Cette technique sera réemployée dans de nombreux films, y compris en dehors de l'animation, comme Le Mouchard de John Ford ou plus largement le cinéma de Jacques Tati.
2 Méconnu en Europe, Mel Blanc est une véritable légende aux États-Unis, et pour cause : avec pas moins de 1000 personnages à son actif, Mel Blanc est la célèbre voix derrière l'ensemble des cartoons des années 40 aux années 80 : Porky Pig, Daffy Duck, Bugs Bunny, Woody Woodpecker, Titi, Grosminet mais aussi de nombreuses séries d'Hanna-Barbera dont les Pierrafeu et les Jetson.

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