Shaun, Aardman et la plasticine

ShaunÀ l'occasion de la sortie en salles du dernier film des studios Aardman Shaun le mouton : le film, retour en long et en large sur ce studio anglais mythique qui a marqué à jamais de son empreinte l'animation en pâte à modeler.

Si Shaun le mouton : le film est loin d'égaler les précédents chefs-d'œuvre d'Aardman, il n'en demeure pas moins une pierre importante dans l'édifice du célèbre studio. Les fans de la première heure se sentiront sans doute floués devant une certaine facilité narrative et technique, conférant au film des qualités bien moindres que celles de la série dont est tirée le long métrage, plus vive, plus aboutie, moins standardisée. Il n'en demeure pas moins que Shaun le mouton : le film est une prouesse technique admirable et la preuve, si besoin était, qu'Aardman reste le maître incontesté de la pâte à modeler en animation. Pour préciser cette pensée, entretien avec Dick Tomasovic, professeur en arts du spectacle à l'ULg et auteur (entre autres) du Corps en abîme, sur la figurine et le cinéma d'animation (Rouge Profond, 2006).

 

 

À l'instar d'un Disney ou d'un Pixar, on ne cite jamais «un film de tel réalisateur» mais toujours «un film Aardman», comme si la patte de l'auteur était étouffée par un type précis de film. Peut-on parler dès lors d'une «esthétique Aardman» ?

On reconnaît tout de suite un film Aardman, c'est indéniable. Il y a une évolution qu'il faut quand même souligner : ils sont passés de la volonté de se démarquer par l'usage de la plasticine à cette phrase de Peter Lord au début des années 90 – un peu embarrassante, il faut bien l'avouer – qui voulait qu'à terme on ne fasse plus la différence entre la plasticine chez Aardman et le film en prises de vues réelles. Il y a une grande maîtrise chez Aardman de son univers, des décors, des accessoires, et en même temps ils reprennent les grands canons du cinéma classique. D'ailleurs, la caméra se place exactement comme on pouvait le faire à Hollywood dans les années 40 par exemple. Il y a également une influence du burlesque seconde époque, en particulier du gag machinique c'est-à-dire qu'une action en entraîne une autre, qui en entraîne une autre, et ainsi de suite. Ce n'est pas du tout la violence du burlesque des Senett, Chaplin ou Keaton, il y a très peu de destruction chez Aardman (alors que justement, la plasticine invite à la destruction) mais plutôt des gags à dispositif, comme chez Charlie Bowers, voire Laurel & Hardy.

 

Shaun le mouton : le film repose effectivement sur ce type d'humour, davantage sur le décalage des personnages et de leurs décors (notamment cette scène des moutons au restaurant) que sur un gag pur et dur, violemment drôle, comme le font habituellement les Américains. Au final, Shaun le mouton est assez doux, assez agréable à regarder car gentil, aux formes peu agressives par ailleurs.

S'il fallait définir l'esthétique Aardman aujourd'hui, je dirais que ce sont de petits personnages rigolos en plasticine qui n'en utilisent toutefois pas les propriétés physiques, qui ne jouent jamais de l'effet de métamorphose, de déformation, ce qui confère aux personnages une très grande stabilité. Au final, on se rend compte que la plasticine chez Aardman sert davantage de moyen d'animation (au sens technique et économique du terme) que d'enjeu, c'est-à-dire que l’on n’exploite pas les propriétés de la matière comme Will Vinton peut le faire par exemple. Chez Aardman, ce sont davantage des poupées de plasticine que des figurines en plasticine. D'ailleurs, dans Pirates : band of misfits, ce qui m'a assez étonné, c'est ce recours à l'image de synthèse pour évoquer des matières plutôt que le recours à la pâte...

Enfin, il y a un travail sonore évident, qui peut-être discret ou flagrant comme dans Shaun le mouton. Chez Wallace et Gromit par exemple, ça parle comme chez Tati : les dialogues meublent mais ne nous apprennent rien. C'est une trace supplémentaire de l'influence du burlesque chez Aardman. Ce qui est dommage, c'est que cette esthétique est établie depuis vingt ans et qu'elle n'évolue pas du tout.

abbey road

 

Il est vrai qu'en dehors de la qualité haute définition de l'image, il n'y a pas beaucoup de différence entre les premiers courts métrages d'Aardman et Shaun le mouton. Quel est le secret de leur succès qui ne se dément jamais dès lors ?

En réalité, le plaisir que l'on a à voir ces films est celui du film de poupées, je dirais même du film de maquettes. On s'extasie devant des autobus, des motocyclettes, des décors, autant d'éléments qui fascinent par leurs reconstitutions. C'est totalement l'esprit du film de poupées à ceci près que la plasticine invoque d'autres formes, plus rondes, plus joviales. Quand on les voit, on a presque envie de les prendre en main et de les manipuler, il y a un plaisir tactile qui n'est pourtant jamais ou très rarement employé dans les films Aardman. Des métamorphoses sont possibles mais plus comme effets spéciaux que comme enjeux d'animation.

 

Manipulation, métamorphoses ; ça me rappelle Adam, que vous analysez par ailleurs dans votre livre Le corps en abîme et qui, pour le coup, explore grandement les propriétés de la matière plasticine dans sa mise en scène.

Curieusement, Adam est leur «anti-film Aardman». Visuellement, c'est indéniablement signé, on reconnaît le design du personnage qui est également un grand trait esthétique du studio, mais le film se démarque par une vraie réflexion sur les propriétés de la matière... Mais Adam est un court métrage, qui plus est d'un studio spécialisé en télévision et en longs métrages de cinéma ; on peut faire un parallèle avec Disney qui, à chaque sortie d'un film important, glisse un court métrage plus «expérimental», un «essai» tout en sachant que le long métrage garde une conduite et une ligne directrice très claire et identifiable. Comme je le disais, Aardman vise avant tout à reproduire en plasticine le cinéma classique en prises de vues réelles.

 

Page : 1 2 suivante