Le spectacle du son

cardiffComment « rendre l’audible tangible » ? Dans une thèse récemment soutenue, la muséologue Céline Éloy explore les enjeux de l’exposition de l’art sonore. Cette forme d'art, ou pratique artistique, utilise le son comme matière première, par le biais de dispositifs fonctionnant seuls à la fois dans le temps et dans l’espace et entrant en interaction avec le visiteur. Elle s'intéresse plus particulièrement aux installations sonores acousmatiques, dans lesquelles l'origine du son est dématérialisée ou dissimulée. La «mise au musée» de telles œuvres entraîne bon nombre de difficultés et d'exigences nouvelles tant en matière d'acquisition que de présentation et de conservation. La spatialisation nécessitée par l’art sonore et grâce à laquelle les installations sonores existent peut-elle subsister à travers la muséalisation ?

Janet Cardiff,  The Forty Part Motet , 2001, vue de l'exposition au Metropolitan Museum en 2013. Photo Céline Eloy

 

Le son, matériau plastique

Faire entrer une œuvre au musée, c’est d’abord la soustraire à son milieu d’origine, un processus souvent décrit en termes d’arrachement. Le peintre se sépare de sa toile, le sculpteur de sa sculpture : l’objet quitte l’atelier pour « vivre sa vie » loin de celui qui l’a conçu. Mais la « muséalisation » va bien au-delà de ce geste. La muséalisation est le processus par lequel un objet, une œuvre d’art, devient un « musealia », un objet de musée. L’arrachement – certains auteurs privilégient les termes de « séparation » ou de « suspension » –  n’en est que l’élément déclencheur. C’est par le processus de muséalisation (qui comprend l’acquisition, l’exposition et la conservation) que l’œuvre deviendra véritablement un objet de musée, explique l’historienne de l’art et muséologue Céline Éloy, auteure d’une thèse intitulée « Rendre l’audible tangible : la muséalisation des installations sonores ».

JanetCardiff

Janet Cardiff,  The Forty Part Motet
Des extraits de cette œuvre sont disponibles sur Youtube
 

L’art contemporain et ses installations aux canaux multiples, aux frontières mouvantes, « toujours déjà » conçues pour le musée, ont en effet complexifié et transformé ce processus de muséalisation : la chose est d’autant plus évidente dans le cas de l’œuvre sonore, entre toutes intangible. Je me suis intéressée en particulier à l’acousmatique, en référence aux œuvres fixées sur support et diffusées dans l’espace via haut-parleurs. C’est en quelque sorte l’art des sons fixés (ou enregistrés) pour laquelle la production n’est pas visible, précise-t-elle. Un exemple emblématique de ce type d’œuvres est le « Motet pour 40 voix » de Janet Cardiff (« Forty Part Motet »), pour lequel l’artiste canadienne a enregistré individuellement chacune des 40 voix d’un chœur interprétant cette pièce musicale du compositeur Thomas Tallis. L’installation comporte ainsi 40 haut-parleurs disposés en ovale et diffusant chacun une des voix, laissant au visiteur le loisir soit de se placer au centre de l’installation afin d’entendre le chœur en entier, soit de passer de l’un à l’autre pour écouter successivement les différents choristes.

 

neuhausDans ce type d’œuvre, le son est utilisé comme un matériau plastique, explique Céline Éloy. C’est dans les années 70 qu’apparaissent les premières œuvres sonores avec le pionnier Max Neuhaus, qui installa au-dessus d’une bouche de métro de Times Square  – environnement particulièrement bruyant donc – un haut-parleur diffusant du son en continu : lorsque celui-ci s’arrêtait, sa présence était alors paradoxalement révélée.

Max Neuhaus, Time Square (vidéo)

 

Quarante ans plus tard, l’art sonore demeure pourtant très peu présent dans les musées. Certains conservateurs estiment encore que l’art sonore n’a pas sa place dans un musée d’art parce que c’est de la musique, sans parvenir à faire la distinction, commente ainsi Céline Éloy. Pour la chercheuse, l’art sonore induit pourtant des enjeux très spécifiques en termes de spatialisation. L’art sonore joue avec l’espace et parfois le révèle : il s’agit d’un véritable dialogue. Parce que l’art sonore fait figure de pratique plastique « comme une autre », ceux qui s’y adonnent ne manifestent d’ailleurs aucune volonté de se définir comme « artistes sonores ». Au même titre qu’on ne parle plus aujourd’hui de sculpteurs et de peintres mais d’artistes plasticiens, ils vont également se retrouver dans cette appellation. Ce sont d’ailleurs des artistPhilipszes aux pratiques mixtes et aux bagages très différents : tantôt plasticiens, tantôt designers sonores, acousticiens, musiciens...

L’art sonore a certes trouvé sa place dans certains grands musées au Canada et aux États-Unis et dans quelques institutions comme le CNAP (Centre national des arts plastiques) ou le Centre Pompidou en France mais sa présence reste discrète. Au niveau de l’art sonore, nous sommes dans une situation assez similaire à celle du début des années 80, quand les musées se sont mis à acquérir de l’art vidéo : c’est par le biais d’artistes plasticiens qui travaillent le son que les institutions commencent à s’y intéresser. L’art sonore est par ailleurs peu représenté au sein des galeries leader et des collections privées, ce qui ne l’empêche pas d’avoir aujourd’hui ses propres festivals, ses revues, ses réseaux et même ses sections dédiées dans certaines écoles de beaux-arts, ce qui témoigne donc de son inscription dans un réel processus de consécration institutionnelle.

 

Susan Philipsz, The Missing String, 2013
vue de l'exposition au K21 (Düsseldorf)
vidéo Youtube

 

 

Exposer le son : le musée au défi

Si l’art sonore demeure encore aujourd’hui aux portes du musée, c’est sans doute d’abord parce qu’il bouleverse le processus de muséalisation traditionnel. L’art sonore pose de nombreuses questions dès l’étape de l’acquisition : que vaut l’œuvre ? Qu’est-ce qu’on acquiert ? Est-ce que la bande sonore a une importance ? Est-ce qu’on acquiert physiquement le haut-parleur ? Le dispositif de diffusion peut-il être remplacé ? On retrouve ici toute la problématique autour des artistes conceptuels où ce n’est plus la matérialité de l’œuvre qui importe mais le concept, explique la chercheuse. La conservation pose elle aussi de nombreuses questions, comme celle du type de support (numérique, bandes magnétiques, etc.) – et du vieillissement de ces supports. Enfin, le volet de l’exposition met le musée au défi d’une manière inédite. C’est une question extrêmement compliquée car le son se répartit différemment dans l’espace en fonction de sa taille mais aussi de la présence de fenêtres, du chauffage, des murs, des revêtements de sol, sans compter le problème des interactions des œuvres entre elles. Au niveau visuel, on a appris à créer des relations entre les œuvres mais comment faire dialoguer les œuvres sonores, en tenant compte des vibrations, des basses ? Il y a aussi la question du temps de l’exposition : quelle est la durée des œuvres ? Et la question des instants de silence à préserver au risque de rendre fous les visiteurs et le personnel de gardiennage...

Bruce Nauman, Raw material (vidéo Youtube)

NaumanLa chercheuse a ainsi dégagé quelques grandes tendances dans l’exposition de l’art sonore aujourd’hui. Les institutions vont souvent avoir tendance à enfermer le son dans des boîtes, dans des cubes, comme avec l’art vidéo. On essaie de contraindre le son, comme on a pu le voir en 2013, lors de la première grande exposition du MoMA consacrée à l’art sonore. À l’inverse, quand les artistes sont commissaires de l’exposition, on observe une plus grande liberté car ils se permettent davantage de jongler avec leurs propres œuvres. C’est le cas lorsqu’en 2004, l’Américain Bruce Nauman expose à la Tate Modern (« Bruce Nauman. The Raw Materials ») des couples de haut-parleurs diffusant 18 bandes sonores extraites de ses vidéos, l’ensemble pouvant être considéré comme 18 œuvres placées côte à côte... ou comme une nouvelle installation unique élaborée par l’artiste-commissaire.

 

Un processus de transmission

Mais Céline Éloy a surtout constaté que, quel que soit le choix scénographique final, l’art sonore se caractérisait – et ce à chaque étape du processus de muséalisation – par l’omniprésence de l’artiste. Acquisition, montage, exposition : l’artiste est tout le temps là, il ne lâche pas. Or, est-ce qu’il peut y avoir muséalisation si l’artiste est présent à toutes les étapes ? La chercheuse avance, en même temps que la question,  une réponse originale en posant l’arrachement comme une étape qui, à défaut d’avoir disparu, aurait été  déplacée à l’intérieur même du processus de muséalisation. L’arrachement arrive non plus au début mais à la fin du processus. Ce qui signifie qu’il ne s’agit plus d’un arrachement par rapport au contexte d’origine mais par rapport à l’artiste lui-même. Le processus de muséalisation va se finaliser au terme de ce que j’appelle une transmission durant laquelle l’artiste va transmettre sa sensibilité et ses compétences à l’institution et au personnel de l’institution. Car aujourd’hui, le personnel pense souvent ne pas avoir la sensibilité nécessaire pour exposer ce type d’œuvre, ce qui explique pourquoi l’artiste revient toujours.

vitiello naumann

 Stephen Vitiello, A Bell for Every Minute, 2010, vue de l'exposition au MoMA en 2013 - Vidéo
 Bruce Nauman, Days, 2009 , détail de l'exposition au MoMA. - Vidéo
 

Céline Éloy cite ainsi en exemple Janet Cardiff qui, après l’acquisition en 2001 par la National Gallery d’Ottawa de son « Motet pour 40 voix », l’a accompagné durant les trois ou quatre premières expositions qui ont suivi avant de le laisser tourner seul, sous la direction du musée, aux quatre coins du monde. Au fil du temps, le musée va acquérir un savoir plus spécifique par rapport à l’art sonore mais cela ne signifie pas que ce processus de transmission va disparaître. Il  se fera peut-être à l’avenir dans un laps de temps plus court. L’arrachement, du reste, semble n’être jamais total car ces œuvres sonores qui exigent d’être fréquemment restaurées en raison de l’usure des matériaux finissent souvent par « rappeler » l’artiste à elles, comme dans un processus de séparation toujours différé. Si le cordon n’est pas coupé, il devient donc éminemment élastique – plastique ? – modifiant par là même le rapport de l’artiste à son travail et celui du musée à l’artiste.

 

  Julie Luong
Avril 2015

 

crayongris2Julie Luong est journaliste indépendante

 

microgrisCéline Éloy est historienne de l'art et muséologue. Elle a défendu une thèse de doctorat portant sur la muséalisation des œuvres conceptuelles et sonores et les relations entre les artistes et l'institution muséale. Elle poursuit actuellement ses recherches sur la définition même de la muséalisation en regard de l'art contemporain.

 


 

Photos Céline Eloy

 

Agenda

Le festival City Sonic exposera des arts sonores du 10 à 27 septembre à Mons dans l'espace urbain