Les cartoons des années 20 : de fieffés coquins

PlaneCrazyCe jeudi 2 avril, le Nickelodéon proposera une ciné-conférence spéciale donnée par Dick Tomasovic et centrée sur le cartoon des années 20, avec un accompagnement live au piano par Johan Dupont en bonus. L'occasion de revenir rapidement sur l'importance esthétique des cartoons de cette époque, et comment ils continuent d'influencer encore aujourd'hui l'animation moderne.

Au programme : la série Out of the inkwell, Felix le chat, Oswald le lapin et les débuts de l'incontournable Mickey Mouse. Autant de personnages iconiques s'il en est, symboles d'une animation « pré-Disney » qui fut longtemps oubliée avant de revenir au goût du jour chez quelques cinéastes, et non des moindres. Mais quelles sont les caractéristiques fondamentales de ces films, qui les rend uniques et dans le même temps toujours efficaces près de cent ans après leurs créations ?

 

Des antihéros en puissance

Évasions en cascade, rires sarcastiques, allusions sexuelles, torture d’animaux : les personnages des premiers cartoons ont dès le départ de leurs aventures été de fieffés gredins, ne rechignant jamais à exécuter un mauvais coup pour se sortir d’un mauvais pas ou, tout aussi souvent, pour le plaisir. La série Out of the inkwell n’a cessé de mettre, nous y reviendrons, le conflit entre les créateurs de Koko le clown (les frères Fleischer) et Koko lui-même dans des luttes dont le voile du burlesque dissimule à peine la violence de l’action (jet d’argile, écrasement, voire tentative de meurtre). Et que dire de Felix le chat qui, sous ses airs de chat de gouttière, s’avère être un joueur invétéré, alcoolique à ses heures et passablement sans emploi ?

Les cartoons des années 1920 ne se sont jamais réellement encombrés d’une morale bien pensante et de personnages lisses. La raison reste simple : la diffusion de ces films, à l’époque, se faisait exclusivement dans les salles de cinéma où les enfants mais surtout les parents se trouvaient. À l’instar des génies du burlesque comme Buster Keaton, Charlie Chaplin ou Harry Langdon, les cartoons des années 20 affichent donc un double degré de lecture, capable de divertir les enfants par une suite de gaffes et d’actions rocambolesques tandis que les parents observent une série de sous-entendus peu subtils.

OswaldDans son ouvrage sur le cinéma d’animation de l’époque, Donald Crafton confirme l’incroyable écart qui existe entre les débuts de Disney par exemple et les autres dessins animés, voire même les futures productions du studio. À propos d’Oswald le lapin (voir Youtube), il dit : « Peut-être l’aspect le plus particulier de cette série de Disney par rapport à ses concurrents reste son contenu humoristique ouvertement libidineux (mais probablement naïf). Le public contemporain ne peut s’empêcher d’admirer à quel point l’imagerie phallique est présente dans la majorité des gags, plus spécifiquement dans l’utilisation des oreilles d’Oswald, dans l’admiration extatique de la petite amie d’Oswald pour sa maîtrise de la baïonette, ou dans les batailles violentes ou de turgescents canons retombent à l’état flacide après chaque coup1»

L’émergence de Disney en tant que producteur de longs métrages va évidemment changer la donne dès les années 30, notamment par le soin maniaque avec lequel Walt Disney a polissé son entreprise pour la rendre accessible à ce public sous-estimé alors qu’étaient les enfants. Pourtant, Mickey n’est pas en reste dans ses premières aventures, qu’il s’agisse de Plane Crazy (le tout premier film avec Mickey, où on retrouve une charge sexuelle équivalente à celle présente dans les films d’Oswald le lapin - voir Youtube) ou Steamboat Willie (voir Youtube). À nouveau, la raison est simple : ce n’est pas tant Disney qui a imposé sa patte dans l’univers de ces premiers films mais bien Ub Iwerks, animateur de génie et véritable artiste de l’ombre des studios à leurs débuts. Ub Iwerks, par ailleurs créateur d’Oswald le lapin, a constamment montré tout au long de sa carrière (que ce soit chez Disney ou non) un certain sens de la provocation, un trait agressif qui ne sera apaisé que par les desideratas d’oncle Walt avec Mickey et ses formes circulaires. Ce n’est pas un hasard si le grand adversaire des studios Disney dans les années 40-50, à savoir Chuck Jones et ses Looney Tunes, a toujours reconnu admirer le travail de Iwerks et l’avoir établi en modèle à suivre. Et ce n’est sans doute pas tout à fait anodin de signaler qu’encore récemment, dans le jeu vidéo Epic Mickey sorti en 2010 sur la console Wii, Mickey se retrouve prisonnier dans un monde de désolation où la couleur le dispute au noir et blanc et où règne, dans un royaume où vivent les personnages oubliés ou mal-aimés de Disney, ce cher Oswald. 

Epic Mickey

 

De la conscience d’être de l’animation

gertieDans Gertie le dinosaure (1914), Winsor McCay illustre l'incroyable talent d’un dresseur qui a su dompter un dinosaure, dont les pas font trembler jusqu’aux plus gros rochers présents dans le décor. La petite subtilité réside dans le fait que si Gertie appartient à l’univers de l’animation, le dresseur lui est un homme fait de chair et de sang.

Depuis ses origines ou presque, le cinéma d’animation n’a eu de cesse à chercher la cohabitation avec le monde réel, une sorte de fusion entre les deux univers pour ne former qu’un tout uniforme et cohérent. Si le procédé a été longtemps systématisé par les essais techniques de Disney (Les Trois Caballeros, 1944 ; Mélodie du Sud, 1946 (bande annonce) ; Mary Poppins, 1964) et d’autres studios américains (Cool World (trailer), Ralph Bakshi 1992 ; Space Jam (sur Movie times), Joe Pytka 1996) mais aussi dans le reste du monde (le travail de Karel Zeman en République Tchèque, notamment L’Invention diabolique en 1957 : TaxandriaTaxandria  (trailer) du belge Raoul Servais en 1994), le processus de coexistence s’est pourtant limité à chercher non pas la revendication d’un état (l’univers de l’animation) mais une intégration dans le réel. L’exemple canonique reste incontestablement à ce jour Qui veut la peau de Roger Rabbit (extrait)  de Robert Zemeckis (1988), où les toons (qu’ils soient de Disney, Warner ou Paramount) vivent, cotoient et même travaillent avec des humains en toute normalité.

Taxandria
 

L’inverse est également vrai et, disons-le, bien plus intéressant. Il ne s’agit plus de faire coexister et, par extension, de rendre « humainement acceptable » des personnages d’animation mais bien, au contraire, de souligner l’intrusion du réel dans l’animation et la lutte entre la figurine et son créateur. Le conflit qui oppose ainsi Koko et l’Homme dans Out of the inkwell est l’un des précurseurs de ce refus d’obtempérer de la part de la figurine, ayant conscience de son état et en tirant profit pour rechercher une forme d’indépendance. Dans Modeling, Koko n’hésite pas à plagier son créateur en dessinant, à son tour, le portrait peu flatteur d’un client de passage pour une sculpture. Un dessin dessinateur, capable de comprendre son propre fonctionnement interne pour en tirer profit et tenter de montrer sa supériorité. À un degré tout autre mais qui rejoint pourtant cette idée, Felix le chat tout comme Oswald n’hésite pas à utiliser une partie de son corps comme accessoire à un moment donné, détachant un ou plusieurs de ses membres ou utilisant même un autre dessin (chez Felix, un point d’interrogation au-dessus de sa tête devient un crochet) comme outil. Dans ce cinéma d’animation des premiers temps, la recherche du vraisemblable se voit sacrifiée au profit du gag à l’état pur, du burlesque avant tout.

Out-of-the-inkwell Linea

À gauche : Out of the Inkell - À droite : Linea
 

Cette approche n’est pas sans rappeler le travail d’Osvaldo Cavandoli sur sa célèbre Linea, où le dessin de l’artiste prend vie et va jusqu’à exiger, sur un ton pour le moins antipathique et autoritaire, que le dessinateur lui offre ce dont il a besoin – moyennant, évidemment, une suite de catastrophes. On pensera aussi, dans un registre plus inattendu, à l’excellent Broken Down Film (sur Youtube), l’un des films expérimentaux d’Osamu Tezuka (le créateur d’Astro Boy mais aussi du Roi Léo, qui a fortement inspiré le Roi Lion de Disney). Le concept est simple : un vieux western muet devient la victime des ravages du temps sur son support lui-même, c’est-à-dire la pellicule. Tex Avery a déjà en son temps passablement joué avec tous les codes de la projection (les sorties de pellicule, les décors soulevés, le cheveu coincé dans le projecteur, la bande-son qui saute, les spectateurs impolis) mais Tezuka exploite pleinement, en quelques minutes, cette conscience du film d’animation comme tel et, par extension, l’autocompréhension du statut des figurines qui le compose. Ce que faisaient déjà, en leurs temps, nos amis Koko, Felix et Oswald.

Felix

 
 
Ci-contre : Felix
Ci-dessous à gauche : Screwball Squirrel, de Tex Avery (sur Youtube)
Ci-dessous à droite : Broken Down Film (sur Youtube)

Screwball Squirrel BrokenDownFilm

 

Le rejet du réalisme

« À l'époque de Steamboat Willie, les personnages de l'animation de série étaient faits d'un assemblage de tuyaux en caoutchouc dessinés : deux pour les jambes, deux pour les bras et un gros tuyau pour le tronc. La tête, un solide ballon, était faite d'un cercle comme les paumes des mains, le ventre et les oreilles, ce qui facilitait la tâche de l'animateur, soumis à des rythmes de travail exténuants. Les cercles aussi étaient en caoutchouc. Les personnages pouvaient ainsi s'enrouler, rebondir, être écrasés dans une scène et se retrouver gonflés et en pleine forme dans la scène successive. On imagine les tuyaux de caoutchouc, noirs comme des chambres à air de bicyclettes. Les tuyaux des personnages animés étaient également noirs et c'est pour cela que les personnages américains de la première époque sont noirs de peau. Dans le noir et blanc, le noir des corps facilitait l'effet de contraste avec le fond clair2.» Lorsqu'il écrit ces quelques lignes sur l'aspect esthétique des personnages d'animation des années 20, Luca Raffaelli n'imagine probablement pas à quel point il met l'accent sur une des questions primordiales du cinéma d'animation depuis près de cent ans : la quête de réalisme.

Book the illusion of lifeIl est de notoriété publique que Walt Disney a, très rapidement, mis un point d'honneur à s'affranchir de tout aspect un peu trop comics pour tendre vers une certaine forme de réalisme au cinéma. Le résultat, connu de tous les étudiants en animation, est une douzaine de règles expliquées en leur temps par Franklin Thomas et Ollie Johnston (deux des «Neuf Sages», les seniors de la création artistique chez Disney) dans le livre essentiel The Illusion of Life. Ces règles prévalent encore aujourd'hui dans la conception d'un dessin animé3 et ont forgé non seulement l'empire artistique de Disney mais également toute l'animation au sens large du terme. Elles ont eu pour conséquences, entre autres, de rendre obsolète la manière dont les premiers cartoons étaient conçus ; si on ajoute à cela l'arrivée du son, qui en supprimant l'imaginaire du spectateur au profit d'un bruit, d'une musique imposée, a radicalement changé la perception des films, on comprend pourquoi des personnages comme Felix le chat, Oswald ou même Koko le clown, pourtant basés sur le principe de la rotoscopie4, ne pouvaient durer et concurrencer les nouveaux dessins animés des années 30.

Et pourtant : derrière un aspect forcément désuet des bras mous et des corps malléables, l'esthétique des cartoons des années 20 est probablement ce qui lui a permis de traverser les âges en influençant justement une série d'héritiers talentueux (Tex Avery en tête) et en établissant inconsciemment une série de codes qui, parce qu'ils sont parfois communs à Disney parfois totalement éloignés, ont su inspirer une série d'univers tous plus complexes et fouillés les uns que les autres (du mélange de sérieux et de grand guignol dans la série Fullmetal Alchemist au totalement barré Bob l'éponge).

On l'a vu tout au long de ce texte, l'animation des années 20 n'a cessé de chercher à la fois son indépendance mais aussi son identité au travers de ses personnages, de leur caractère voire de leur perception de leur propre existence comme figurine d'animation. Dick Tomasovic, chargé de cours à l'Université de Liège, soulignait déjà en 2006 la fâcheuse tendance du cinéma d'animation : « C’est probablement dans la catégorie mainstream du cinéma d’animation que la force de l’illusion de la vie est la plus prégnante. Les animateurs, créant des corps et des attitudes improbables, ont tenté de s’approcher au plus près de mouvements réalistes, d’y faire le plus complètement possible référence pour permettre au spectateur d’accepter un univers par ailleurs invraisemblable. La tendance est particulièrement appuyée ces dernières années avec le développement de l’animation en images de synthèse, qui semble aujourd’hui avoir bel et bien perdu ses facultés gigantesques de transformations hypnotiques et de métamorphoses vertigineuses – au centre des recherches d’animateurs pionniers tels que John Whitney ou Peter Foldès – pour une délirante course d’infographistes à la mimésis. L’animation des textures de peau des protagonistes de Final Fantasy (Final Fantasy : The Spirit Within, 2001), réalisé par Hironobu Sakaguchi et Moto Sakakibira, ou des trois millions de poils de Sulley, le géant bleu de Monstres & Cie (Monsters Inc., 2001), réalisé par Pete Docter et David Silverman, s’érigent en tentatives extrêmes de ce travail qui, in fine, ne révolutionne en rien le cinéma5.» On observe surtout que ces films, Final Fantasy davantage que d'autres, subissent les outrages du temps et de la technologie. Ce constat peut être appliqué à de grands chefs-d'œuvre disneyiens, où l'animation et le réel ont été mélangés au moyen de procédés qui, s'ils restent bluffants, sont forcément datés aujourd'hui.

En ne se revendiquant pas autre chose que de l'animation et, justement, en creusant les possibilités narratives et stylistiques du genre, les cartoons des années 20 ont su se protéger des modes et des techniques. Certes, il est inévitable de regarder avec un œil forcément blasé les péripéties de quelques personnages rudimentaires animés, le plus souvent, de manière très simple (décors réduits au minimum, jeu du noir et blanc, caméra «statique») ; il n'en demeure pas moins qu'avec ses personnages amoraux, ses histoires d'une violence et d'une sexualité inouïes et son esthétique décomplexée et imaginative, la période muette des cartoons reste encore aujourd'hui l'un des sujets les plus passionnants en cinéma d'animation.

 

Bastien Martin
Mars 2015

 

crayongris2Bastien Martin est chercheur en Arts et Sciences de la Communication. Ses recherches doctorales portent sur le cinéma d'animation belge.

 

 

!!! Ciné-conférence : Cartoons +piano live
jeudi 2 avril à 20h, au Nickelodéon (complexe ULg Opéra)

 

 



1 Donald Crafton, Before Mickey. The Animated Film 1898-1928, Chicago, University of Chicago Press, 1993 (seconde édition), p.292. Je traduis.

2 Luca Raffaelli, Les âmes dessinées, du Cartoon aux Mangas, Paris, Dreamland éditeur, 1996, pp 21-22

3 Ces règles évoquent aussi bien le mouvement que le timing ou le travail de l'espace ; la liste expliquée est consultable sur ce site.

4 La rotoscopie est une technique cinématographique inventée et perfectionnée par les frères Fleischer pour Out of the inkwell et surtout la série Superman ; elle consiste à filmer des acteurs réels jouant une scène puis de projeter image par image cette scène sur papier afin de dessiner les contours des personnages, et leur offrir ainsi des mouvements et des proportions réels. Disney deviendra rapidement le maître de la technique en la systématisant notamment via Blanche-Neige et les Sept nains tandis que des cinéastes comme Ralph Bakshi l'adapteront à leurs univers pour en tirer une esthétique unique.

5 Dick Tomasovic, Le corps en abîme. Sur la figurine et le cinéma d’animation, Dijon-Quetigny, Rouge Profond, 2006, pp 33-34