Avez-vous jamais essayé de penser la musique sans rythme ? Le rythme n’est-il pas constitutif de toute forme de musique ? Non, nous dit Christophe Levaux, chercheur en musicologie à l’Université de Liège, une tradition de musique sans rythme existe bel et bien, et ce depuis des décennies. Dans son article consacré aux « démesures » de la musique du drone, il se propose de retracer l'histoire de ce style musical minimaliste né au début des années soixante, et ayant influencé une bonne partie des innovations de la musique pop et savante en Occident jusque dans les années 2000. L’article sur le drone nous amène en plein milieu du nouveau numéro de la revue en ligne Interval(le)s, périodique du Centre Interdisciplinaire de la Poétique Appliquée (CIPA) de l'ULg : Qu’est-ce que c’est que le « rythme » – comment pourrions-nous repenser aujourd’hui ce concept esthétique qui remonte à l’Antiquité ?
Lorsqu'il est question du « rythme » d'une danse, ne pensons-nous pas en premier lieu à des structures régulières, musicalement définies, transposées en mouvements réguliers et harmonieux des danseurs, danseurs qui se fondent en une unité lors de l'exécution ? Gerko Egert, chercheur en Étude de la danse à la Freie Universität Berlin, décrit la performance what they are instead of, qui remet en question cette représentation conventionnelle du rapport entre danse et rythme ainsi qu'entre identité et corps1. Dans cette œuvre, les rythmes ne sont situables ni dans les corps ni en tant qu'opérations entre des corps donnés, mais naissent plutôt comme configurations éphémères qui sous-tendent transversalement ceux-ci. Ce qui apparaît dans ces rythmes en interférence n'est ni un corps, ni deux, comme l'illustrent puissamment les photos de cette mise en scène.
Parler du « rythme » d'une œuvre appartient, semble-t-il, au répertoire de tournures prêtes-à-l'emploi des critiques, et ce dans presque toute forme d'art. On peut louer pour son rythme aussi bien une mise en scène théâtrale qu'un titre vidéoludique, un film autant qu'une traduction réussie, un bâtiment ou une peinture de même qu'une installation vidéo ou un spot publicitaire. Pourtant, dans la plupart des cas, ce discours sur le rythme n'est rien d'autre qu'une métaphore voulant signifier que, dans l’œuvre en question, l'on constate un quelconque phénomène de répétition, un va-et-vient, un retour d'un élément déjà connu, une alternance planifiée de moments intenses et détendus. Le concept n'a de force analytique qu'en de rares cas, le plus souvent encore quand il s'agit de décrire des textes littéraires en vers ou des œuvres musicales.
Comment pourrait-on alors, pour d'autres formes d'arts et médias également, transformer cette métaphore peu spécifique en instrument permettant de décrire précisément des phénomènes esthétiques, en mettant ceci à chaque fois en rapport avec une forme concrète d'art ? La revue Interval(le)s s'est fixé pour objectif « d'étudier les langages littéraires, musicaux et plastiques dans leur spécificité tout en abordant des problématiques communes et transversales à ces différents domaines d'expression artistique ». Au sein du numéro 7 de cette revue2, intitulé « Réinventer le rythme », s'ajoutent encore d'autres langages à ceux déjà cités : filmique, télévisuel et théâtral, de même que vidéoludique. Toutes les contributions à ce numéro bilingue (français/allemand), avec à chaque fois des accents différents cependant, posent la question du profit à tirer d'un concept de rythme qualitatif, non numérique et non binaire, pour l'analyse d’œuvres d’art et de phénomènes esthétiques de toutes sortes.
1 Voir quelques extraits en vidéo : ici ou ici ou ici ou ici 2 Tous les articles sont disponibles en ligne, en pdf, à l'adresse : http://www.cipa.ulg.ac.be/intervalles7/contentsinter7.php