Conclusion
La phrase, en vers ou de prose, mais toujours rythmée, est l’instrument par lequel Jaccottet peut transmettre à un hypothétique lecteur la trace de son expérience perceptive et émotionnelle. C’est un poète qui se refuse à imposer un objet, un produit clos et achevé, un poème cadenassé dans sa perfection et sa clôture, dans les murs bien équarris de vers bien frappés (c’est le refus de la « victoire »). Le vers de Jaccottet, le vers souple et long de L’Ignorant, le vers libre rythmé des recueils des années 70, est tout le contraire. D’où sa parenté génétique, générique et substantielle avec la prose. Il accompagne et produit en même temps une dynamique, une progression, qui est mieux que celle d’un discours ou d’un pensée : celle d’une découverte, d’une avancée dans le temps et l’espace : le temps de la perception du monde, l’espace qu’il convient de connaître et d’arpenter pour y situer les objets du monde.
Le vers et la prose de Jaccottet accomplissent ce paradoxe de viser à abolir les distances tout en les maintenant, dans l’intérêt du compte rendu de l’expérience. Le temps est distance : d’un point à l’autre du moment qu’il s’agit de recréer, une distance de temps s’instaure, l’expérience est étendue dans le temps, qui doit être pris en compte ; du début à la fin d’une phrase, un espace est arpenté, parcouru, mais aussi, un point est quitté et un autre gagné ; écrire pour recréer, c’est aussi, et à la fois, désirer réduire la distance entre le soi qui écrit et celui dont il vise à revivre l’émotion, et garder la conscience de cette distance ; c’est enfin, si le texte a pour destinataire un lecteur, chercher à couvrir la distance qui le sépare du poète (et leurs expériences, et leurs émotions), avec pour instrument cette phrase.
La prose et le vers de Jaccottet sont étroitement apparentés, situés l’un et l’autre entre conversation et éloquence. Le vers de Jaccottet n’est pourtant ni totalement ni même fondamentalement « prosaïque ». Il est tout d’abord infiniment varié, multiple, protéiforme. Il est en outre fortement ancré dans une tradition, un métier, un usage savant, libre et complexe des ressources de l’instrument. Enfin, il présente une rythmicité, ce que l’on appelle communément une « musique », qui est sous certain jour aux antipodes de la prose. Son rapport à la prose se situe ailleurs que du côté d’une contamination, voire d’une reproduction ou d’une imitation. C’est un peu comme si le vers de Jaccottet, premier, mais aussi contemporain de la prose, tirait celle-ci vers le haut, alors même que le poète ne veut pas « dépasser » de la tête la ligne du discours. Rien n’est proéminent, le vers ne ronfle pas, ni la prose. L’effet est toujours global, et plane, jamais local ni saillant. Même les enjambements sont, chez Jaccottet, différents de ce qu’ils sont chez d’autres poètes : il ne s’agit pas tant de « mettre en évidence », de pointer, voire de surprendre, que de lancer la phrase en avant du texte et de sa forme, le vers.
La phrase et le vers sont donc les deux dimensions cardinales de l’écriture poétique de Jaccottet. L’un ne conditionne pas l’autre : ils vont de pair, se coulant l’un dans l’autre, et non l’un sous l’autre. Le vers ne formate pas la phrase, la phrase ne dilue pas le vers. Le vers n’est pas frappé comme une monnaie, il est façonné comme un verre constamment liquide, souple et plastique. La phrase est un être vivant qui tend constamment à dépasser ce qui lui donne forme.
Le volume de la Pléiade en témoigne, la poésie versifiée est singulièrement minoritaire chez Jaccottet, comparée à son abondante production de proses sous la forme de notes, carnets, descriptions, paysages, méditations, essais poétiques. Et le vers est chronologiquement assez situé chez lui, à des époques précises. On peut néanmoins lire sa prose comme une dérivation constante de l’expérience d’écriture des débuts. L’Effraie, L’Ignorant, mais aussi la traduction de l’Odyssée, sont la matrice rhétorique et rythmique d’un style qui s’est déplacé, étendu, voire dilaté dans la prose. Lire la prose de Jaccottet, c’est souvent lire la trace d’un ADN métrique, une archéologie du rythme qui se conserve dans cette voix sonore qu’est l’écriture des meilleurs poètes.
Gérald Purnelle
Février 2015

Gérald Purnelle mène ses recherches dans le domaine de la métrique, de l'histoire des formes poétiques contemporaines, ainsi que la poésie francophone de Belgique.
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