Équilibre et distance
Le double usage du vers à base paire, gage de la régularité requise dans l’écriture, et de la phrase longue, souple et rythmée, s’inscrit parfaitement dans la poétique de Jaccottet telle qu’il la préconise. C’est à nouveau La Promenade sous les arbres qui nous aidera à préciser cette cohérence.
La démarche même du poète lorsqu’il écrit implique la reproduction d’un mouvement de la pensée comparable à celui qui entraîne le promeneur dans le paysage ou vers lui :
C’est un peu comme si le mouvement de l’esprit vers une vérité pressentie révélait cette vérité, ou l’alimentait ; comme si nous devions une bonne fois partir, puisque quelque chose nous y pousse, et que la voie créât, ou plutôt découvrît le but. Marche difficile aux étapes dérobées.
Ce mouvement est conçu et vécu comme une avancée, une progression :
Je dois dire une chose, quitte à me couvrir de ridicule : c’est que la recherche de la justesse donne profondément le sentiment qu’on avance vers quelque chose, et s’il y a une avance, pourquoi cesserait-elle jamais, comment n’aurait-elle pas de sens ?
photo©ErlingMandelmann.chCe mouvement produit le besoin d’une forme, et, dans les poèmes, le vers mime cette marche de la pensée : même élaboré (rimé), il projette un mouvement de progression vers un but à travers le déploiement de la phrase. La « recherche de la justesse » passe par une avancée, un mouvement dont une trace profonde est conservée dans le texte lui-même. Ce mouvement implique la notion de distance — capitale et polysémique chez Jaccottet — ; il le dit lui-même à propos de la poétique d’un poète admiré, Supervielle, mais c’est aussi de la sienne qu’il parle :
Le mouvement de l’approche est peut-être le plus essentiel ici. Les distances sont toujours présentes, mais il faut savoir les franchir. Or, elles ne sont pas franchies par la violence ou la fulguration (qu’il est trop facile de feindre). (L’Entretien des muses.)
Franchir les distances n’est ni les nier ni les abolir, mais les assumer, à commencer par les distances intérieures :
Il me semble aujourd’hui impossible d’expliquer la profondeur de mon émotion autrement que par ce contact avec les éléments essentiels du monde et de notre vie, de sorte que, dans ce sens, la poésie qui cherche à saisir ces émotions serait bien une manière de nous ramener à notre centre, à un centre qui, comme je l’ai dit en commençant, semble s’être infiniment éloigné de nous. (La Promenade sous les arbres.)
Distances positives que ménage le temps aussi (à propos de la traduction de l’Odyssée) :
Et tel aura été le rêve, utopique, de cette traduction, défectueuse comme toute traduction : que le texte vienne à son lecteur ou, mieux peut-être, à son auditeur un peu comme viennent à la rencontre du voyageur ces statues ou ces colonnes lumineuses dans l’air cristallin de la Grèce, surtout quand elles le surprennent sans qu’il y soit préparé ; mais, même quand il s’y attend, elles le surprennent, tant elles viennent de loin, parlent de loin, encore qu’on les touche du doigt. Elles demeurent distantes, mais la distance d’elles à nous est aussi un lien radieux.
Tout texte est inscrit dans une temporalité marquée par son mouvement :
Si l’on supprime le vers [dans la traduction de l’Odyssée], sous prétexte que nous ne pouvons plus lire, aujourd’hui, douze mille vers d’affilée, […] c’est le temps même de l’épopée qu’il faut modifier. […] Par la lecture à haute voix, le texte retrouve sa lenteur nécessaire, son mouvement, quelque chose de sa résonance. Du moins était-ce mon espoir, mon ambition…
Même s’agissant de traduction, cet extrait affirme clairement la fonction du vers et, plus largement, de la forme rythmée. Le rythme en devient, dans le poème, et la phrase dans la prose, une « mélodieuse distance » :
Les mots léger, clair, transparent, me revenaient sans cesse à l’esprit avec l’idée des éléments air, eau et lumière ; mais ces mots, chargés de tant de sens, ne suffisaient pas, il eût fallu encore les situer les uns par rapport aux autres pour qu’entre eux aussi s’établissent de mélodieuses, et pas trop mélodieuses distances. Il fallait continuer à chercher. (La Promenade sous les arbres.)
Le but ultime du poème, dans sa restitution d’une émotion ou d’une pensée, est d’atteindre à une sérénité dont le garant est précisément une « diction régulière » :
Le rêve qui nous saisit à ce moment-là est celui d’une transparence absolue du poème, dans lequel les choses seraient simplement situées, mises en ordre, avec les tensions que créent les distances, les accents particuliers que donne l’éclairage, la sérénité aussi que suscite une diction régulière, un discours dépouillé de tout souci de convaincre l’auditeur, de faire briller celui qui discourt, ou, à plus forte raison, de lui valoir une victoire de quelque espèce que ce soit. (La Promenade sous les arbres.)
La simplicité d’une poétique — nommer les choses — et l’exigence formelle vont dès lors de pair :
Simplement, il y a d’abord un rythme, volontaire mais plus ou moins soumis à des règles conventionnelles, rythme dont le principal effet est sans doute de dégager immédiatement le texte de tout souci d’utilité afin qu’il flotte dans l’air un peu au-dessus de l’utile mais pas trop au-dessus pour ne pas perdre contact avec l’espèce de réalité au sein de laquelle vivent les hommes. La poésie devient alors simple nomination des choses, et rejoint, sans pour autant se confondre avec elle, une certaine forme de prière. (La Promenade sous les arbres.)
La condition de la sérénité désirée est un idéal d’équilibre :
Je ne veux pas dire que le poème soit donné ; ou même seulement facile ; je ne veux pas dire non plus qu’il puisse naître n’importe quand ; mais simplement que le travail poétique semble lui aussi exiger ce singulier équilibre entre la volonté et l’instinct, l’effort et l’abandon, la peine et le plaisir. (La Promenade sous les arbres.)
Un équilibre qui paraît crucial pour que soit activée et conservée la dimension éthique de l’écriture :
Ce qui est singulier (mais pas tellement après tout), en tout cas merveilleux, c’est que le travail poétique, ainsi conçu, semble obéir aux mêmes lois que la conduite de notre vie. (La Promenade sous les arbres.)
Trouver un équilibre entre le rapport au monde et le rapport aux mots, telle est la fonction de la « diction régulière », même traduite en phrases de prose.
Dynamique du mouvement, franchissement des distances, lutte contre l’angoisse et la peur, tout concourt à faire courir la phrase au bout de la ligne, à combler la page et à franchir la distance avec la main :
Écris vite ce livre, achève vite aujourd’hui ce poème
avant que le doute de toi ne te rattrape,
la nuée des questions qui t’égare et te fait broncher,
ou pire que cela… / Cours au bout de la ligne,
comble ta page avant que ne fasse trembler
tes mains la peur — de t’égarer, d’avoir mal, d’avoir peur […].
[…] vite, franchis encore cette distance avec ta main,
relie, tisse en hâte, encore […]. (Chants d’en bas.)