À bien y regarder, le rythme de cette phrase est entièrement pair, et les e muets y jouent le même rôle que dans les poèmes en vers. La phrase de prose peut adopter ou approcher les caractéristiques de sa sœur poétique. Car certes, il n’est pas question de trouver dans toutes les phrases de Jaccottet cette rythmicité, mais même les contre-exemples ont avec la phrase rythmée une parenté de ton, de longueur et de structure :
Pour un temps, mon amour, si j’ose vous appeler encore ainsi puisque je ne vous traite pas toujours avec la douceur de l’amour, restez ainsi couchée ; l’homme le plus démuni, même s’il ne peut pas s’exprimer, même dans la poussière et les haillons, a connu le secret de ces pentes, l’attrait de ces vallées qu’éclaire la nuit, de toute cette masse écroulée, abandonnée, bienheureuse d’être écroulée ; et voici maintenant la pluie qui commence à tomber dans l’herbe, sous les arbres, une buée qui brouille le regard, une chaleur de lessiverie dans les replis de la montagnes.
C’est à travers la phrase, qui demeure d’une forme à l’autre, que l’on peut saisir le passage du poème à la prose, tout en restant dans une écriture poétique.
Parallèlement, ou subséquemment, le vers proprement dit évolue vers sa forme libre, d’abord à travers les vers courts d’un recueil comme Airs (1967), puis dans les poèmes souvent plus longs de Leçons (1969), Chants d’en-bas (1977), et À la lumière d’hiver (1977). Sans doute a-t-il fallu le passage par la prose pour libérer le vers sans altérer la phrase. Qu’on en juge par l’extrait suivant, tiré de Chants d’en bas :
Chacun a vu un jour (encore qu’aujourd’hui
on cherche à nous cacher jusqu’à la vue du feu)
ce que devient la feuille de papier près de la flamme,
comme elle se rétracte, hâtivement, se racornit,
s’effrange… Il peut nous arriver cela aussi,
ce mouvement de retrait convulsif, toujours trop tard,
et néanmoins recommencé pendant des jours,
toujours plus faible, effrayé, saccadé,
devant bien pire que le feu.
On peut lire ces vers libres comme de la prose, dont ils ont le ton, l’allant, l’abstraction. Mais tout le passage est à nouveau fondé sur la métrique à base paire des poèmes plus anciens et plus réguliers. Selon les recueils environ les trois-quarts des vers ont une longueur paire. Ce rythme qui maintient « le discours à mi-hauteur entre la conversation et l’éloquence » est donc d’abord syllabique, poésie et prose dialoguent au niveau le plus subtil de la forme du texte. Mais, à nouveau, une attention particulière est requise du lecteur pour éviter la prosification totale du texte : une part de la poéticité du texte est à ce prix, et ce qui la garantit a, chez Jaccottet, tendance à se dissimuler, à ne pas se donner d’emblée, d’une façon ostentatoire.
On l’a vu avec l’Odyssée, les principes formels qui sont en jeu dans la poésie de Jaccottet sont aussi appliqués à sa pratique de la traduction. Jaccottet fait partie de ces poètes-traducteurs qui utilisent leur propre instrument formel pour traduire les poètes étrangers. Ce n’est ni substitution d’une voix à l’autre, ni trahison, mais condition pour traduire un poème en poème. On peut évoquer, parmi mille exemples, celui des sonnets de Shakespeare, traduits récemment par des poètes aussi différents qu’Yves Bonnefoy, William Cliff ou Frédéric Boyer. Traductions plus ou moins « fidèles », mais toutes réussies sur le plan de la voix, de la cohérence et de la poéticité.
Mais Jaccottet a la particularité de s’adapter aux différents poètes qu’il traduit, avec une souplesse que l’on percevait déjà présente dans sa propre écriture. On l’a vu avec le vers régulier pour l’Odyssée. Quand il traduit des poèmes en vers réguliers, qu’ils soient anciens, comme les sonnets de Góngora, ou plus récents, comme ceux de Rilke, c’est son propre vers qui lui sert, décasyllabe ou alexandrin. Pour les grands poèmes en distiques élégiaques de Hölderlin, il alterne son vers de 14 syllabes et l’alexandrin. Quant aux Élégies à Duino de Rilke, c’est naturellement le vers libre, mais assez fortement rythmé, qui est employé.