Un traducteur en vers
Le deuxième recueil, L’Ignorant, voit l’apparition d’un vers régulier plus novateur et plus long que l’alexandrin. Le vers de 14 syllabes a été forgé et employé par Jaccottet pour sa remarquable traduction de l’Odyssée, réalisée dans le même temps que les poèmes du recueil et publiée en 1955. Il a en effet fait le choix de traduire en vers les hexamètres homériques, et la justification qu’il en donne porte d’abord sur la nécessité d’user du vers pour traduire, nécessité que l’on peut extrapoler à sa propre production poétique :
Comment pouvais-je, dès lors, ne pas tenir pour un contresens perpétuel toute traduction d’Homère qui ne fût pas en vers ? Quel sens auraient encore gardé ces formules, ces épithètes, ces répétitions, si elles n’obéissaient pas, en français, comme en grec, à une métrique plus ou moins régulière ?
Contre l’habitude encore vive à son époque, le poète postule de traduire en vers une épopée, c’est-à-dire un récit versifié, séparant ainsi ce que la modernité bâtie à l’ère du roman avait adopté comme forme : la prose pour le récit. Partant, le vers qu’il adopte se signale par sa relative nouveauté et sa régularité modulable :
Que je ne me sois pas tenu strictement au vers de quatorze pieds est peut-être un tort ; il m’est apparu cependant qu’un principe ne devait pas toujours être appliqué jusque dans ses conséquences dernières, et que l’essentiel, ici, était qu’une régularité fût maintenue, et qu’elle ne fût pas celle de l’alexandrin. Celui-ci, je l’ai utilisé de préférence pour les vers formulaires introduisant un interlocuteur, afin qu’ils passent vraiment comme un seul mot, et que l’esprit n’ait pas à s’y arrêter.
Le choix est adéquat : l’hexamètre grec est relativement long (entre 13 et 17 syllabes) et sa traduction littérale nécessite en français un nombre de syllabes supérieur aux 12 de l’alexandrin. Fruit d’un véritable coup de génie, le vers forgé par Jaccottet permet en deux syllabes de plus de tout dire, de garder le sens et même le détail du texte original, l’ordre des idées et même la dynamique du vers grec. Sa structure asymétrique (6 et 8 syllabes ou l’inverse) mime assez bien celle de l’hexamètre césuré, à l’opposé de l’alexandrin symétrique. Un exemple :
Lorsque monta l’étoile très brillante qui s’avance
annonçant la lumière de l’aurore matinale,
le navire de mer s’avançait au-devant de l’île.
Nourries de vers de 14, mais aussi de 10, 12 ou 16 syllabes, cette traduction est donc elle aussi fondée sur une métrique paire, la même que celle des poèmes de Jaccottet. Or, à lire un extrait comme celui qui précède, on observe que ce vers, pour être correctement lu, c’est-à-dire pour que sa métricité et le rythme qui le sous-tend soient à la fois perçus et rendus, nécessite un véritable protocole de lecture, une attention constante au positionnement de ces voyelles atones que l’on appelle e muets ou e caducs, et qui doivent se prononcer en des positions précises (notamment, point crucial, à la césure) pour que le compte exact des syllabes se réalise et que le vers soit conforme au mètre ; ainsi ceux de l’étoile, de brillante, de l’aurore, de matinale et de navire.
Certes, il est toujours possible de lire de tels vers comme de la prose en négligeant cet aspect de leur matière sonore, mais le prix à payer serait précisément la perte du vers lui-même et la chute dans la prose, c’est-à-dire une voie opposée au parti pris par le traducteur pour assurer le maintien le plus élevé possible de la poéticité du texte, tout narratif qu’il soit : un vrai vers traduit le vers.
Le poète et la phrase
Au terme de deux recueils et d’une traduction d’une ampleur et d’une réussite impressionnantes, le poète dispose d’un instrument personnel, tiré de la tradition, mais adapté à sa propre voix, apte à la précision comme à la simplicité, appuyé sur une articulation complexe de la métrique et de la syntaxe, une sinuosité du texte dans une forme par ailleurs régulière. Il s’en est expliqué en deux mots dans son premier grand recueil de prose, La Promenade sous les arbres :
[…] pourtant, surtout, je croyais avoir acquis, avec les derniers poèmes de L’Ignorant, comment dire ? un ton, un rythme, un accent, une façon de maintenir le discours à mi-hauteur entre la conversation et l’éloquence.
Cet équilibre entre éloquence et conversation, reconnu par le poète lui-même, me paraît correspondre à nos deux objets étroitement associés dans l’écriture de Jaccottet : la métrique régulière représente le pôle de l’« éloquence » et la phrase semi-prosaïque qui court à travers les vers celui de la « conversation ».
C’est de ce même livre que je tirerai un exemple, parmi cent, de la phrase de prose telle que Jaccottet la pratique sous une certaine tonalité :
C’est encore une énigme à l’horizon paisiblement campée, une merveille qui nous accompagne tous les jours et semble souhaiter d’être comprise.