Jaccottet, une écriture à juste distance. Un poète et la prose

Un poète en vers

ignorantPartons du vers tel qu’il le pratique (presque) à ses débuts, dès le recueil L’Effraie et autres poésies, le premier qu’il reconnaisse après quelques tentatives, et qui, regroupant des poèmes écrits de 1946 à 1950, paraît en 1954 chez Gallimard, puis dans le recueil suivant, L’Ignorant, 1958 (poèmes de 1952 à 1956). Le parcours formel de Jaccottet est singulier : si, classiquement, il s’ancre d’abord dans la versification régulière, il passe rapidement à la prose (La Promenade sous les arbres), et à travers elle, tend vers le vers libre. Par ailleurs, les trois formes — vers régulier, prose et vers libre — seront très tôt et pour longtemps mises alternativement au service d’un autre exercice, celui de la traduction, dont la pratique a joué un rôle important dans l’évolution de son écriture.

Entrons dans le détail même de la versification de Jaccottet, qui peut s’avérer instructif pour notre propos. Une évolution se dessine : nombre de poèmes sont rimés et constitués de vers concordants, c’est-à-dire dont le contenu et les limites coïncident avec celles des syntagmes de la phrase :

 

Philippe Jaccottet (1991) by Erling Mandelmann - 2« Agrigente »

Un peu plus haut que cette place aux rares cibles,
nous cherchons l’escalier d’où la mer est visible
ou du moins le serait si le temps était clair.
— Nous avons voyagé pour la douceur de l’air,
pour l’oubli de la mort, pour la Toison dorée…
Malgré le chemin fait, nous restons à l’orée,
et ce n’est pas ces mots hâtifs qu’il nous faudrait,
ni cet oubli, lui-même, oublié tôt après… —
Il commence à pleuvoir. On a changé d’année.
Tu vois bien qu’aux regrets notre âme est condamnée :
il faut, même en Sicile, accepter sur nos mains
les milles épines de la pluie… jusqu’à demain.

photo©ErlingMandelmann.ch

 

La phrase est stable, même quand elle couvre plus d’un vers, la fin de vers rimée induit plus qu’elle n’impose un rythme posé d’alexandrin classique. Et pourtant, cette phrase est sous-tendue par une dynamique propre, déjà proche de la prose (la tonalité du poème est assez « prosaïque ») qui va s’intensifier dans une forme plus élaborée et novatrice du vers régulier, qui s’applique dans d’autres poèmes, généralement non rimés, où sont introduites les ressources héritées des innovations introduites par les poètes du 19e siècle (Hugo, Mallarmé, Verlaine Rimbaud…). Dans l’exemple suivant, la forme d’alexandrin qu’on appelle « trimètre » ou « ternaire », ainsi que les enjambements, confèrent à la phrase un rythme différent, plus souple et tonique à la fois :

effraie« L’effraie »

La nuit est une grande cité endormie
où le vent souffle… Il est venu de loin jusqu’à
l’asile de ce lit. C’est la minuit de juin.
Tu dors, on m’a mené sur ces bords infinis,
le vent secoue le noisetier. Vient cet appel
qui se rapproche et se retire, on jurerait
une lueur fuyant à travers bois, ou bien
les ombres qui tournoient, dit-on dans les enfers.
(Cet appel dans la nuit d’été, combien de choses
j’en pourrais dire, et de tes yeux…) Mais ce n’est que
l’oiseau nommé l’effraie, qui nous appelle au fond
de ces bois de banlieue. Et déjà notre odeur
est celle de la pourriture au petit jour,
déjà sous notre peau si chaude perce l’os,
tandis que sombrent les étoiles au coin des rues.

C’est presque une phrase de prose qui court au-delà, et presque en dépit (localement) du vers. Et c’est là la richesse de cette forme de versification : conjoindre un effet de prosaïsme (y compris dans le propos et l’expression eux-mêmes : on jurerait, combien de choses j’en pourrais dire, mais ce n’est que) à des moyens rythmiques assez sophistiqués. En outre, il y a, derrière la forme première du poème, l’alexandrin, une métrique sous-jacente, faite de mesures paires, sur lesquelles se fonde le décalage parfois brutal entre vers et syntaxe. Ainsi les enjambements laissent-ils percevoir des segments, souvent de 8 syllabes, qui débordent sur deux vers : jusqu’à l’asile de ce lit, on jurerait une lueur, ou bien les ombres qui tournoient, mais ce n’est que l’oiseau nommé l’effraie, au fond de ces bois de banlieue. L’alexandrin n’est plus ce vers symétrique et figé qu’il peut être lorsqu’il est très concordant. La phrase lui impose la dynamique d’un énoncé qui progresse plus qu’elle ne subit son formatage, mais en même temps elle se nourrit de la substance même du vers, ses mesures de base paire, constitutives du vers français. Souple, parfois désaxée, elle enchaîne ses syntagmes selon une logique de prose mais sur un rythme de poème. La phrase de Jaccottet, déjà reconnaissable, naît dans le poème, mais tend vers la prose.

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