L'entrée de l'œuvre de Philippe Jaccottet dans la prestigieuse collection de la Pléiade marque, si besoin en était, combien il compte parmi les poètes les plus importants de domaine français contemporain. Son œuvre, de vers et de prose, est celle d'un homme qui, depuis ses débuts, veut «vivre la vie de tous les hommes, avec les yeux bien ouverts ; regarder intensément le monde», dont l'oeil «trouve dans le monde sa raison d'être» et dont «l'esprit s'éclaire en se mesurant à lui». Qu'il soit poète, essayiste ou traducteur, Jaccottet tend constamment à cet horizon de désir créateur par une écriture marquée par la précision, la distance et l'équilibre, le travail du rythme et de la phrase.
Un poète et la prose
La parution d’un volume dans la prestigieuse collection de la Pléiade est toujours l’occasion de revenir sur l’œuvre d’un écrivain, et les volumes consacrés à des poètes français contemporains sont suffisamment peu nombreux pour qu’on soit particulièrement attentifs à ceux-ci. Le cas de Philippe Jaccottet se signale en outre par le fait que cette publication survient du vivant de l’auteur. Ceci n’est pas si fréquent, et les seuls précédents, en poésie, n’étaient rien de moins que Saint-John Perse et René Char. Encore faut-il constater que l’œuvre de Jaccottet et la position qu’il a volontairement adoptée l’éloignent assez nettement du statut de poètes officiels acquis par ces deux prédécesseurs, personnalités presque aussi dominantes dans le champ poétique de leur époque qu’a pu l’être celle d’un Hugo au 19e siècle. Jaccottet a toujours été un poète « discret ». Et pourtant, il apparaît qu’en ce début du 21e siècle, pour bien des instances, de l’Université à la critique en passant par l’édition ou le lectorat de poésie, il fait actuellement figure, parallèlement à Yves Bonnefoy, de « plus grand poète vivant de langue française ».
Ceci dit, ce volume de la Pléiade le montre d’une manière saisissante, la part de la poésie proprement dite dans la bibliographie de Jaccottet est relativement mince (moins d’une dizaine de recueils, souvent minces), comparée à l’étendue de l’œuvre en prose. Comme Bonnefoy, mais avec des fins différentes, il est de ces poètes qui ont notamment compté dans l’évolution du genre poétique au 20e siècle par la façon dont ils ont mis en question les cloisonnements souvent étanches entre les formes (vers, prose) et les genres, poésie et essai.
Or la prose de Jaccottet ne se laisse pas situer, ou ranger dans des catégories, aussi facilement que cela. Comme l’œuvre de Francis Ponge, elle interroge la nature même de l’écriture poétique, et singulièrement du poème. On le voit avec les notes diverses et multiples, souvent courtes, parfois longues, que Jaccottet a regroupées à plusieurs reprises sous le titre La Semaison (1971, 1984, 1996, 2001), notes choisies dans les carnets de l’auteur et livrées quasi sans réélaboration, comme les éléments dignes d’être conservés d’une sorte de journal non anecdotique ni biographique d’un sujet, c’est-à-dire d’une sensibilité, d’un œil, d’une conscience, d’un désir. Pages de prose, ébauches de vers, courts paragraphes isolés ou égrenés à la suite : l’hétérogénéité même de la forme « notes », est adéquate au prisme d’objets et de modes énonciatifs, qui peuvent aller de la réflexion à la description et même jusqu’à l’extrême brièveté du haïku, explicitement évoqué comme influence ; un exemple limite : « Lampe éteinte — tombeau de la pluie. »
Dans d’autres livres, dont la série est inaugurée avec La Promenade sous les arbres (1957), et notamment poursuivie avec Paysages avec figures absentes (1970), la prose se construit de façon moins fragmentaire, bien qu’ils soient souvent le produit d’un assemblage étudié de textes interdépendants. Dès les années 50 et 60, Jaccottet est un poète qui, en vers mais surtout en prose, décrit ce qu’il a vu, ou, plus exactement, cherche à rendre avec le plus de précision possible l’émotion ressentie devant un spectacle de la nature, surtout des paysages, mais aussi, par exemple, le monde floral. À cet égard, le maître-mot de sa poétique est la justesse, idéal qui n’aboutira jamais à la satisfaction de l’auteur, mais qui, justement, est régulièrement questionné. Il s’ensuit que cette prose « achevée » et concertée alterne fréquemment l’exercice même de la restitution de l’impression et de l’émotion, et la réflexion sur ses conditions mêmes de possibilité. La prose de Jaccottet est ainsi une sorte d’essai en acte, de recherche permanente traduite en textes dans une écriture sobre, posée, que d’aucuns disent discrète, mais qu’une opiniâtreté sous-tend vers cet objectif même de précision. C’est qu’il est nécessaire, en effet, pour qu’une démarche d’écriture ainsi située aux marges des genres s’accomplisse, que le poète dispose d’une langue qui y soit adéquate.
Cette prose est relativement modulable selon les contextes (note, réflexion, description, prose poétique, voire poème en prose). Mais, si l’on n’oublie pas que l’œuvre de Jaccottet est d’abord (et chronologiquement) celle d’un poète, on peut se demander, chez ce poète en vers, ce prosateur, ce poète en prose, ce praticien de formes situées « entre » genres, s’il existe une relation quelconque entre les deux sphères, le vers des poèmes et la prose des autres livres. Pour répondre à cette question, pour tenter d’approcher l’écriture du poète, le chemin que je proposerai est de s’intéresser à la matérialité du texte, c’est-à-dire sa substance et son rythme, en relation avec la poétique de Jaccottet lui-même, telle qu’il l’exprime.