Rencontre avec Marc-Antoine Gavray, chercheur qualifié au FRS-FNRS, enseigne l’Histoire de la philosophie de l’Antiquité à l’ULg.
Que sait-on d’Aristote?
Sa vie est assez bien connue grâce à des biographes de l’Antiquité. Fils d’un médecin, il naît à Stagire entre 384 et 383 avant notre ère. Vers 367-366, il se rend à Athènes où il fréquente l’Académie de Platon. Après avoir voyagé, il revient à Athènes où il fonde le Lycée. Vers 330, il est invité par Philippe II de Macédoine à devenir le précepteur de son fils, le futur Alexandre le Grand. À la mort de celui-ci, il est chassé d’Athènes. Il n’y a donc pas de grandes zones d’ombre.
Platon et Aristote, par Lucca delle Robbia, 15esPhoto ©Sailko
Comment s’initie-t-il à la philosophie?
C’est sa rencontre avec l’Académie de Platon qui donne à Aristote ses premières armes de philosophe. Il y reste une vingtaine d’années, donne des cours de rhétorique et de dialectique. Au départ, il appartient donc à l’école platonicienne. Ensuite, c’est à la fois en réaction et dans la continuité de Platon qu’il va forger sa propre théorie philosophique. Ses principaux points de divergence concernent le statut des idées, le caractère propre des choses, ce qui fait qu’une chose est ce qu’elle est. Chez Platon et ses successeurs, l’idée, la forme existe de façon transcendante, indépendamment de la chose dans laquelle elle se trouve. Par exemple, l’idée de triangle existe indépendamment de tous les triangles que l’on peut dessiner. L’idée d’homme n’est pas un homme en particulier, c’est ce qui fait qu’un homme est un homme. Chez Aristote, cette solution pose le problème de la relation entre cette réalité transcendante et la substance sensible. Pour lui, la forme se trouve dans la réalité sensible et ne peut en être séparée. Les idées sont toujours inscrites dans la matière. Par exemple, la forme de l’homme, ses propriétés spécifiques n’existent que dans les hommes singuliers. L’homme en soi n’existe pas, il n’y a que des hommes particuliers. Et c’est par un procédé d’induction que l’on connaît les formes : c’est en observant de façon répétée les hommes singuliers que l’on comprend ce qui fait qu’un homme est un homme. Ce qui caractérise la démarche d’Aristote, ce qui la distingue de celle de Platon, c’est donc cette origine empirique de la science et du rapport au savoir.
Qu’en est-il du syllogisme?
Une fois que vous avez atteint des concepts, des connaissances de base, vous pouvez en déduire des informations, comprendre quelles sont les relations entre ces concepts et les individus qui en dépendent. C’est le principe du syllogisme. Deux propositions vont vous donner une conclusion vraie. L’exemple le plus connu est «Tout homme est mortel», «Socrate est un homme», donc «Socrate est mortel». Pour réaliser ce syllogisme, vous avez besoin de savoir ce qu’est un homme et ce que signifie être mortel mais aussi de connaître la relation qui existe entre ces deux idées.
C’est pour enseigner ses idées qu’Aristote crée le Lycée?
Il fonde le Lycée à une époque où d’autres – Antisthène, Diogène le Cynique et les Mégariques – critiquent également le platonisme. Sa méthode de travail est différente de celle de Platon. Ce qui intéresse Platon, c’est de poser des problèmes. Aristote veut quant à lui organiser la synthèse du savoir pour comprendre où celui-ci en est à son époque et, à partir de là, dégager des conclusions, développer une théorie vraie. Il part de ce qui est communément admis pour avancer dans le savoir. Dès lors, la plupart de ses écrits commencent par des enquêtes historiques : son traité de métaphysique commence par une histoire des principes de l’être avant lui; dans ses traités de psychologie, il se demande ce que ses prédécesseurs ont dit sur l’âme; pour ses traités de politique, il mène une enquête sur toutes les constitutions qui ont pu exister en Grèce, etc. Il fait la synthèse de toutes les données historiques sur la base desquelles il dégage des invariants qui vont lui permettre d’aboutir à un nouveau savoir.
Site archéologique du Lycée à Athènes, près du temple d'Apollon Lycien, dont il tire son nom.Photo © Tomisti
A-t-il eu du succès à son époque et après sa mort?
On manque d’informations sur le taux de fréquentation des écoles philosophiques. Il est probable que les étudiants passaient de l’une à l’autre. Aristote a vraisemblablement eu du succès de son vivant. Mais après quelques successeurs seulement (Théophraste, Eudème et Straton), le Lycée tombe progressivement en désuétude. Un peu après sa mort commence la période hellénistique qui correspond à l’avènement de trois courants, le scepticisme, le stoïcisme et l’épicurisme qui proposent des théories philosophiques davantage en accord avec les aspirations des hommes de l’époque. Dans le grand empire d’Alexandre, les Cités-États grecques n’ont en effet pratiquement plus d’autonomie, les citoyens n’ont plus de véritables rôles politiques à jouer.
Mais si, après quelques décennies, la philosophie d’Aristote s’éteint, cette extinction n’est pas totale car ses idées continuent à circuler. À la fin de l’ère préchrétienne, ses écrits reviennent à l’avant-scène, notamment dans des débats autour de la logique et des catégories: on leur reconnaît une utilité pour comprendre le langage, l’ontologie et pour organiser la connaissance. Et c’est avec son héritier et son commentateur le plus célèbre, Alexandre d’Aphrodise (2e siècle), que l’aristotélisme joue un rôle philosophique majeur. Il est absorbé, dans la forme que lui donne ce dernier, par les courants philosophiques concurrents, principalement le platonisme qui, avec Plotin, devient ce qu’on appellera le néo-platonisme. Si la philosophie d’Aristote continue d’exercer une certaine influence, ce n’est donc plus tellement en tant que doctrine autonome mais au sein d’un autre courant qui l’a assimilée. On garde Aristote pour la logique et la théorie de la connaissance, considérant en outre que sa métaphysique prépare à celle de Platon. Il est devenu une partie de la philosophie platonicienne.
A-t-il publié ses textes de son vivant? On parle de textes apocryphes.
On sait qu’Aristote a publié de son vivant des dialogues, genre philosophique à la mode. Il ne nous en reste que des fragments. Ce qu’on a conservé, ce sont des notes de travail ou de cours qu’il n’a cessé de retravailler. Certains textes possèdent ainsi plusieurs strates d’écriture. Il est vraisemblable, par exemple, que la Métaphysique a été écrite à différents moments, et ce n’est d’ailleurs pas lui qui lui a attribué ce titre. Il existe aussi des textes apocryphes écrits au sein du Lycée mais pas par Aristote lui-même. Ils correspondent à sa méthode ou à ses idées sans être en accord avec l’ensemble de sa doctrine; parfois, ils sont même largement postérieurs.
Comment sa pensée s’est-elle répandue?
Elle refait surface comme un enjeu polémique entre le 2e siècle avant notre ère et le 2e siècle dans le «médioplatonisme», la période du platonisme qui va de la fin de l’Académie à l’avènement du néo-platonisme. Cette pensée divise les partisans des solutions aristotéliciennes et ceux qui les rejettent totalement. Avec Plotin, Aristote est intégré dans le platonisme, d’abord de façon polémique, puis en tant que partie intégrante du programme d’étude de tout bon philosophe platonicien. Ensuite, dans le monde latin, ses idées commencent à se diffuser, notamment grâce aux traductions de Boèce, mais certains textes sont perdus. On connaît en définitive Aristote assez mal et de façon incomplète. De leur côté, les philosophes arabes, aux 7e et 8e siècles, vont s’inspirer de sa pensée. C’est grâce à eux, finalement, qu’il va conserver sa place dans la philosophie. L’Occident latin le redécouvre plus tard, d’une part au contact des philosophes arabes dans le sud de l’Espagne, d’autre part lorsque, fuyant les Ottomans, les savants et riches Byzantins s’installent dans le sud de l’Italie avec leurs bibliothèques. Suivent Thomas d’Aquin et les autres écoles philosophiques des 13e et 14e siècles. Le thomisme, doctrine aristotélicienne christianisée, va constituer le fond philosophique du christianisme romain jusqu’au 19e siècle. Il est donc lu via un prisme chrétien. Ce sera le rôle des philologues et philosophes, principalement allemands, de rendre une interprétation non chrétienne de sa philosophie. C’est cet Aristote-là que l’on étudie aujourd’hui.
Qu’en est-il de sa conception de l’univers?
Elle fait partie intégrante de sa philosophie. Elle est liée à sa théorie physique, celle du mouvement. Pour qu’il y ait un mouvement, il faut qu’il y ait une cause. Si vous remontez les chaînes des causes, soit vous atteignez une cause première qui vous permet d’expliquer la série des autres, et dans ce cas, vous avez une explication à l’ensemble des mouvements qui en découlent, soit vous remontez à l’infini sans trouver cette cause première et alors, vous n’avez aucune explication à aucun des mouvements. Pour lui, la cause première du mouvement doit être immobile (sinon, pour être mue, elle devrait elle-même dépendre d’une cause) et c’est à partir d’elle qu’il va penser l’organisation de l’univers. Sa conception de l’univers, relayée par Ptolémée, va s’imposer jusqu’à Copernic, puis Galilée et Kepler. Aristote distingue un monde supra-lunaire d’un monde sublunaire. La Terre est au centre du monde et la lune est une première limite. Viennent ensuite le soleil, des astres puis des étoiles très lointaines qui ne bougent pas. Le mouvement, selon la région du monde où vous vous trouvez, s’explique différemment. Au niveau le plus haut, vous n’observez que le mouvement circulaire et parfait. En revanche, au niveau situé entre la lune et la Terre, les mouvements des corps sont rectilignes et imparfaits.
Qu’elle est aujourd’hui l’actualité d’Aristote qui justifie ce volume de la Pléiade?
Étant donné sa longévité dans l’histoire, les concepts qu’il a forgés (substance, accident…) et qui vont être repris, retravaillés, Aristote est très important pour les philosophes. Au 19e siècle, on assiste à un retour à sa pensée dans des écoles de philosophie, notamment celle de Brentano qui donnera naissance à la phénoménologie. Dans les 30-40 dernières années du 20e siècle, la métaphysique analytique, un courant d’origine anglo-saxonne, pose des questions philosophiques qui s’inscrivent dans la lignée d’Aristote, par exemple celle de la substance. Son actualité concerne aussi l’éthique : l’analyse qu’il fait de l’action, de la théorie de la vertu, de l’amitié, du lien politique, tout cela peut encore servir de source d’inspiration aujourd’hui. C’est également le cas de ses traités politiques. Il propose ainsi des analyses de la démocratie qui restent pertinentes. Pour lui, la démocratie élective (et représentative) ne fait que reproduire un système oligarchique mais certainement pas démocratique car, pour être élu, mieux vaut être déjà connu. Il préconise plutôt le tirage au sort. Quant à sa rhétorique et à sa théorie de l’argumentation, leur intérêt a été redécouvert au milieu du 20e siècle par Chaïm Perelman, de l’université de Bruxelles. Enfin, Aristote est, pour nous, le premier théoricien du théâtre grec.
Propos recueillis par Michel Paquot
Novembre- Décembre 2014