Un long travail de spécialistes, visant fidélité, intelligibilité et sobriété

Rencontre avec André Motte, professeur honoraire, ancien titulaire des cours de Philosophie de l’Antiquité.

aristotePleiadeDans quelles circonstances avez-vous été intégré à ce volume de la Pléiade?

Je ne me suis engagé dans cette aventure que vers la fin du siècle dernier. Le premier directeur scientifique a été Jean Pépin, un grand savant français, maître de recherche au CNRS. C’est donc à lui qu’avait été confiée la direction scientifique de ces volumes sur Aristote. Il a pris comme codirecteur le Liégeois Christian Rutten, réputé parmi les meilleurs connaisseurs de ce philosophe. Après leur décès à quelques semaines de distance en 2005, c’est à un autre ancien et docteur de l’université liégeoise, Richard Bodéüs, professeur à l’université de Montréal, que les éditions Gallimard ont fait appel pour prendre la direction de l’édition.

Pour ma part, j’ai été embarqué dans l’entreprise pour traduire la Rhétorique, parce qu’une traduction, déjà réalisée à l’époque, n’avait pas été jugée satisfaisante. C’est en 2010 que le manuscrit des sept œuvres traduites qui composent le premier volume de cette édition (un second est prévu) a été remis à l’éditeur. Il aura donc fallu attendre quatre ans pour que naisse l’enfant… Sur les dix auteurs qui ont travaillé, deux seulement ne sont pas Liégeois.

 

Pourquoi tant de Liégeois ?

C’est Pierre Somville qui, le premier, a été appelé par La Pléiade pour traduire la Poétique. C’est sur cette œuvre qu’avait porté sa thèse de doctorat et sa traduction était déjà terminée dans les années nonante. Christian Rutten, qui était chargé lui-même de traduire la Métaphysique, a pour le reste fait appel à des gens qu’il connaissait bien : Richard Bodéüs, pour les Éthiques (partiellement aidé par une non-Liégeoise, sa collègue Louise Rodrigue) et Marie-Paule Loicq-Berger et Auguste Francotte pour la Politique. C’est sans doute parce que je m’étais beaucoup occupé de la rhétorique chez Platon, lequel a fortement influencé Aristote, que les deux directeurs m’ont aussi engagé. Christian Rutten et moi avions du reste édité ensemble, en hommage à notre maître, un volume intitulé Aristotelica, en 1985, et nous allions bientôt publier aussi, en trois épais volumes, les recherches réalisées par le Centre d’études aristotéliciennes que Christian Rutten avait créé et que j’ai moi-même présidé après son départ à la retraite. À son décès, Annick Stevens, une diplômée de l’ULB qui m’avait succédé à Liège, a été chargée de terminer la traduction de La Métaphysique et de la rédaction des notes. Pour chaque œuvre d’Aristote, l’édition de La Pléiade comporte, outre la traduction, une notice introductive et d’abondantes notes. J’ai eu la chance, quant à moi, de bénéficier de l’assistance de Vinciane Pirenne qui a rédigé les notes à caractère historique, ce qui n’est pas rien car plus de deux cent noms apparaissent dans cette œuvre bourrée d’érudition qu’est la Rhétorique d’Aristote. Ainsi est bouclée la liste des huit collaborateurs liégeois, auxquels n’aura donc échappé que le petit volume sur la Constitution d’Athènes traduit et annoté par Philippe Gauthier.

 

Quelle est l’importance d’une nouvelle traduction d’Aristote? Est-il traduit différemment selon les époques et chaque nouvelle traduction conduit-elle à la lire sous un nouvel angle ?

Les objectifs que notre traduction s’efforce d’atteindre sont les suivants, dans l’ordre décroissant de leur importance. En premier lieu vient la fidélité au texte grec, que nous essayons de serrer d’aussi près que possible, et à la pensée d’Aristote qu’il est censé exprimer ; les deux préoccupations vont évidemment de pair et le fait de les juxtaposer ici est une manière de rappeler que la traduction est déjà une interprétation. Quand on peut s’appuyer sur des passages parallèles de l’œuvre du philosophe, on risque moins de faire fausse route ; d’où le nombre important de renvois, internes ou à d’autres traités, que l’on trouvera dans les notes. Mais il reste bien des passages où l’hésitation est permise, voire où l’on désespère de trouver un sens adéquat ; nous n’avons pas cherché à dissimuler les difficultés de ce genre.

S’assurer d’une juste compréhension du texte est certes une démarche primordiale, mais elle ne suffit pas. Il faut encore veiller à ce que le texte traduit soit intelligible, et qu’il le soit notamment pour les lecteurs qui ne font pas des traités d’Aristote leurs livres de chevet. Cette exigence d’intelligibilité implique notamment que l’on comble certaines ellipses, quitte à ce que, dans ce cas, la traduction s’apparente parfois à une paraphrase. Souvent aussi, pour prendre un autre exemple, elle demande que soient explicités les pronoms au neutre singulier ou pluriel dont regorge le texte grec et qui peuvent être source de confusion ; la langue française, au demeurant, s’accommode mal d’un tel usage.

S’agissant précisément du style, nous l’avons voulu à la fois sobre et fluide, autant que faire se peut, pour tenir le milieu entre un enjolivement qui ne serait pas de mise et une sècheresse excessive qui rendrait rébarbative une lecture dont le contenu, bien souvent, est déjà par lui-même d’une sévère austérité. Mais il y a loin, dit-on, de la coupe aux lèvres, et le lecteur jugera dans quelle mesure ces objectifs ont pu être atteints.

 

Pourquoi la rhétorique chez Platon, puis chez Aristote, vous intéresse-t-elle particulièrement ?

Il faut savoir que la rhétorique a joué chez les Grecs un rôle fondamental dans leur histoire culturelle et politique. Dans le régime démocratique qu’ils ont inventé, en effet, l’art de la parole est d’une importance considérable. Pour mener une carrière politique, ce dont rêvent beaucoup de jeunes, il faut être un bon orateur. Débattre ensemble de la gestion des affaires communes, telle était la nouvelle manière de faire de la politique. Or qui veut faire triompher ses idées ou atteindre le pouvoir doit être capable de persuader. Et la rhétorique est précisément l’art de la persuasion. Si les Grecs n’ont pas inventé l’art de la parole, ils l’ont du moins théorisé, ce qui a pour conséquence que la rhétorique devient transmissible, peut s’enseigner. À quelles règles doit-on obéir pour pouvoir être persuasif ? Cette importance accordée à la parole – mais n’est-elle donc pas le propre de l’homme ?, diront à l’appui les penseurs grecs  – est  un vieil héritage. Chez Homère, on a calculé que la moitié de ses deux œuvres est constituée de discours prêtés à ses personnages. Les Sophistes, qui ont beaucoup fait pour le développement de l’art rhétorique, sont convaincus que, c’est en excitant leurs passions – la pitié, la colère, etc. – qu’on peut influencer les gens, en particulier, les juges dans les procès. Platon et Aristote après lui vont réagir contre cette conception. Pour eux, l’excellence de l’orateur, c’est son aptitude à faire passer la vérité. Platon avait conçu un monde d’Idées, d’objets permanents, pour fonder le vrai sur un socle solide, et il voulait que la rhétorique s’appuie sur la philosophie pour pouvoir accéder à une vérité sûre et certaine. Pour Aristote, il faut distinguer le savoir théorique, celui de la démarche scientifique, d’un savoir pratique, lié à l’action humaine. Et c’est de ce second savoir que relève à ses yeux la rhétorique, un savoir qui n’a pas le même degré de certitude et joue sur le probable, le vraisemblable.

 

monnaieQuel est l’apport d’Aristote dans le domaine de la rhétorique ?

Sa grande originalité est d’avoir créé ce qu’on a appelé une logique de la liberté au sens où, à côté de la rationalité qui préside aux sciences dites exactes, il existe une rationalité moins contraignante applicable au domaine de l’action éthique et politique qui ne connaît pas, elle, que du nécessaire. Autrement dit, il faut distinguer le rationnel du raisonnable : je ne suis pas libre de décider que deux et deux font cinq, mais je peux librement et raisonnablement juger que telle action, dans telle circonstance, est bonne pour moi ou pour la communauté. Cependant,  l’art rhétorique, selon Aristote, doit répondre à trois sortes d’exigences qui concernent l’argumentation rationnelle (le logos) certes, mais aussi la confiance donnée à l’orateur (l’éthos) et les passions que le discours peut créer chez les auditeurs (le pathos). Ce sont ces trois ingrédients qu’Aristote développe successivement, avec un ultime chapitre consacré au style et à la composition. Et il est le premier à réunir les trois genres de la rhétorique dans sa théorie de l’art de la persuasion : le judiciaire, le délibératif et le discours d’apparat.

L’enseignement d’Aristote va faire son chemin à travers les siècles, avec des fortunes diverses, comme la rhétorique elle-même, mais aujourd’hui, on admet quasi unanimement que c’est lui qui a été par excellence le fondateur de cette discipline. À Liège, le groupe µ  a beaucoup exploré les figures de style dans un ouvrage intitulé Rhétorique générale, qui rend hommage à Aristote. Mais celui qui a fait le plus pour réhabiliter l’œuvre  de ce dernier en la matière est l’ULBiste Chaïm Perelman dans un ouvrage intitulé La nouvelle rhétorique où il montre combien, à divers égards, les conceptions d’Aristote étaient originales et pertinentes. Et voici quelques années seulement, s’interrogeant sur les causes de la victoire d’Obama, un rédacteur du Washington Post concluait que c’est parce qu’il avait placé la rhétorique au cœur de la politique en s’inspirant des trois ingrédients prônés par Aristote: le logos, l’éthos et le pathos.

 

Propos recueillis par Michel Paquot
Novembre- Décembre 2014