15 000 ans d’Histoire dans les plaines roumaines

Depuis 2013, une équipe de fouilles réunissant l’Université de Liège, l’Université de Cambridge et l’Académie des Sciences de Roumanie fait route chaque été vers les plaines d’Europe de l’Est. Entre archéologie de sauvetage et recherche fondamentale, cette collaboration vise à appréhender deux grandes cultures préhistoriques qui se sont diffusées dans toute l’Europe il y a quelque 30 000 ans. Rencontre avec Pierre Noiret, Chargé de cours à l’ULg et co-directeur de la mission.

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En quoi le site de Mitoc Malu-Galben est-il important pour l’archéologie préhistorique ?

Ce site est connu depuis 1885, c’est le premier site paléolithique découvert en Roumanie, et l’un des seuls concernant une période peu connue en Europe de l’Est, à savoir le début du Paléolithique supérieur. Durant cette période, deux cultures se sont succédé : l’Aurignacien, entre 32.000 et 29.000 BP (Before Present, c’est-à-dire avant 1950, ndlr) puis le Gravettien, de 28.000 à 23.000 BP. Ces cultures se sont diffusées dans toute l’Europe, depuis l’Espagne jusqu’à la plaine russe. La Roumanie fait donc office d’étape sur cette vaste aire géographique et Mitoc est un jalon important car justement, l’Aurignacien et le Gravettien y sont très bien représentés.

 

MitocCette bonne représentation est-elle due au hasard ?

C’est en grande partie grâce à des conditions géologiques et géographiques particulières. Les hommes s’y sont installés parce qu’il y avait des gisements de silex et les conditions environnementales ont fait du site un gigantesque « piège à sédiments » assez exceptionnel. Ces sédiments se sont accumulés en de nombreuses couches, pendant 15 000 ans et sur plus de 15 mètres de hauteur. Dans ces couches ont été piégés les silex laissés par les hommes mais aussi de nombreux indices sur les climats et les environnements de l’époque. Mitoc est donc un site de référence non seulement pour l’archéologie préhistorique mais aussi pour toutes les études sur les climats anciens.

 

Des recherches avaient donc déjà eu lieu sur le site avant les campagnes de 2013 et 2014...

Quelques campagnes de fouille ont eu lieu dans les années 50 mais elles sont très mal documentées. À partir de 1978, Vasile Chirica, de l’Institut d’Archéologie de l’Académie des Sciences de Roumanie, a entrepris des fouilles et a mis au jour les vestiges d’ateliers gravettiens puis aurignaciens. Mais il travaillait alors complètement seul, et a fini par se rendre compte qu’il était un peu perdu dans une chronologie assez imprécise. En 1991, Marcel Otte, professeur de Préhistoire de l’ULg, a visité le site en compagnie de Paul Haesaerts, géologue à l’Institut Royal des Sciences naturelles de Belgique. Tous deux ont proposé de collaborer au projet. C’est ainsi que de 1991 à 1995, des campagnes de fouilles archéologiques et d’études stratigraphiques ont eu lieu à Mitoc, mêlant équipes belges et roumaines.

 

Quels étaient alors les objectifs de ces recherches ?

En combinant les fouilles archéologiques, les observations fines de la stratigraphie et la lecture attentive des anciens carnets de fouille, nous avons tenté de replacer les principaux ateliers aurignaciens et gravettiens dans une chronologie précise. Le matériel a ensuite été étudié par Marcel Otte et moi-même dans le cadre de ma thèse de doctorat. Nous avons procédé à ce qu’on appelle une analyse typologique. Il s’agit d’établir un classement des silex taillés selon des critères de forme et de dimensions. Cela permet de mettre en évidence des types récurrents, qui peuvent ensuite être comparés à ce que l’on retrouve ailleurs en Europe. Toutes ces recherches ont enfin donné lieu à une monographie publiée en 2007.

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Qu’est-ce qui a suscité le retour des fouilles sur le site ?

Paul Haesaerts est retourné ponctuellement à Mitoc dans les années 2000 pour compléter ses données mais en 2011, il a remarqué que des vestiges étaient menacés : les parois du chantier n’étant plus entretenues, des endroits étaient prêts à s’effondrer, emportant les objets préhistoriques dans leur chute... Nous avons donc planifié deux campagnes de fouilles durant les étés 2013 et 2014, afin de prélever les silex avant qu’il ne soit trop tard.

 

C’était donc une opération d’archéologie de sauvetage ?

Pas uniquement. L’un des objectifs de la mission était de pouvoir reconstituer la manière dont s’organisait un atelier de taille préhistorique. Pour cela, nous avons réalisé des enregistrements extrêmement précis de la position de tous les silex découverts. À l’aide de stations totales, chaque objet a été mesuré à son emplacement d’origine. Ces mesures en trois dimensions permettront de déterminer si et dans quelle mesure les artefacts ont été  déplacés, depuis le moment où ils ont été abandonnés par le tailleur préhistorique jusqu’à leur mise au jour par les archéologues. Ensuite, nous essayerons de voir si l’on peut repérer une répartition des tâches au sein de l’atelier : la préparation des blocs à un endroit, le débitage des lames à un autre...

En 2013, nous avons ciblé les ateliers gravettiens, et cette année les ateliers aurignaciens. Cet été, nous avons d’ailleurs pu repérer une zone périphérique d’un atelier de taille, où l’on se débarrassait des blocs de silex inutilisables.

 

mitoc3Quelles sont les autres études prévues sur les objets découverts ?

Puisque les analyses précédentes étaient essentiellement consacrées à la typologie, nous allons cette fois entreprendre une étude technologique, c’est-à-dire que nous allons essayer de caractériser les « manières de faire » des Aurignaciens et des Gravettiens de cet endroit. Pour cela, en plus des données morphologiques, nous devons essayer de repérer les traces qui indiquent comment le silex a été taillé : dans quelle direction les coups ont-ils été donnés ? Avec un percuteur en pierre ou en bois animal ? A-t-on produit plusieurs lames à partir d’un seul bloc ? Très peu d’études de ce genre ont été réalisées en Europe de l’Est : on manque donc de données pour pouvoir comparer les objets qui y sont exhumés avec ceux mis au jour en France ou en Belgique par exemple. Or c’est grâce à ces comparaisons que l’on peut étudier le rayonnement des cultures préhistoriques, leur diffusion, les héritages au cours du temps...

 

Il s’agit d’une collaboration internationale...

Oui, le protocole de fouille est basé sur une triple collaboration. Nous avons travaillé avec l’Institut d’Archéologie de l’Académie des Sciences de Roumanie, qui est en quelque sorte notre partenaire « historique » à Mitoc, et avec Philip Nigst, de l’Université de Cambridge. Philip travaille essentiellement sur l’Aurignacien de la région du Dniestr, il possède donc bon nombre de données qui pourront nous être utiles lorsque l’on comparera les différents ensembles.

 

Élise Delaunois
Décembre 2014

crayongris2Diplômée en Histoire de l’Art et Archéologie à l’ULg, Élise Delaunois est spécialisée en Préhistoire.