Laja en a fait les frais le jour où elle a commis l’imprudence de retourner dans son quartier. Il avait suffi d’une seconde d’hésitation, lorsqu’elle avait vu le déménagement des meubles de Fannia et Volko, pour que Baumann la repère et décide de la suivre : « De l’autre côté de la rue, appuyé contre un lampadaire, un homme qui était occupé à surveiller le déménagement la dévisageait avec un regard de rapace. » (p. 73) Laja s’échappe, elle arrive à semer son poursuivant ; mais cette fuite est un aveu : « Elle s’est engouffrée dans un confessionnal […] Elle est restée ainsi, blottie comme une bête acculée dans son terrier. » (p. 73)

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C’est cela (aussi), l’expérience photographique à laquelle nous expose la lecture de Dans la gueule de la bête. Volko est privé de ses habitudes et de son assurance dans le monde, il n’est « plus vraiment humain » (p. 235). Le slogan de la maison Goldman, tailleur pour hommes de père en fils, s’est cassé la figure : « Goldman, tant que l’homme sera un homme. » (p. 142) On est passé à « l’ère des bêtes sauvages » (p. 142). Maintenant, Volko est pis qu’un « gibier aux abois », il ne cesse de trahir son inquiétude. Son regard inquiet attire l’attention sur lui infailliblement : « le passant se demande pourquoi Volko le mate comme s’il voulait sa photo, une lueur de soupçon s’allume dans ses yeux. Et donc, il laisse dans son sillage des gens intrigués qui n’auront remarqué personne que lui. » (p. 235)
Au terme du roman, un dernier tableau décrit les 3 détenus de la cellule de prison où la Gestapo et la SIPO ont amené successivement l’abbé Müller, l’avocat Vandenbergh, les responsables du réseau catholique pour la protection des Juifs, puis Volko Goldman. De nouveau, sous la fade lumière artificielle d’une ampoule de 15 watts, qui interrompra bientôt la suite de leurs jours, on ne voit pas de visages, mais seulement trois crânes, traversés de quelques pensées, un peu de culpabilité et quelques prières pour le prêtre, quelques arguments pour sa défense dans le cas de maître Vandenbergh. Et rien, pour ainsi dire, « beaucoup de vide » (p. 266), sous le crâne de Volko. C’est sur ce point que la littérature porte à conséquence. Enfin Volko peut dire à ses compagnons d’infortune : « Je suis juif. » (p. 279) Il aura fallu à la littérature voisiner avec l’œil sordide du collaborateur.
Non seulement faire sentir ce que signifie vivre caché, quand on était juif en 1943, mais aussi assumer que la littérature passe sous les apparences, lève le secret des choses et dévoile l’être que nous sommes, comme le collaborateur qui traquait les juifs pendant la guerre. Baumann lui-même, confronté à Oscar Lambeau, son contraire, son adversaire, qui vient pourtant de trahir l’abbé Müller, se demande, en restant le salaud qu’il est, pourquoi Lambeau est d’un côté et lui de l’autre.
« Lui s’escrime à piéger les Juifs pendant que cet homme s’évertue à les protéger. Curieux, non ? Il s’est toujours demandé à quoi ressemblaient ses adversaires. Il n’en a jamais vu un seul, celui-là, c’est son premier. Quelquefois, il a essayé de les imaginer. […] Pourquoi est-il dans l’autre camp ? Peut-être que si Baumann le savait, il comprendrait enfin clairement pourquoi lui est dans le camp où il est. » (p. 213-214)
C’est cela (aussi), la littérature : imaginer des faits qui, pourtant, ne sont pas faux. Qu’il s’agisse de recomposer le passé familial d’Angèle ou de Baumann, de rendre perceptibles les liens qui unissent Fannia et Laja ou encore de donner sa chance à ce qui va venir. Comme dans cette petite comédie familiale, à la fin du livre, où un clerc de notaire homosexuel et une (vraie) bonne sœur se métamorphosent en un jeune couple très amoureux afin d’emmener Hanna en lieu sûr.
Mais la nuit est miséricordieuse
« La nuit est miséricordieuse » : la formule revient à 3 reprises (p. 294-295) à la fin du chapitre 19, l’avant-dernier du roman. Elle condense peut-être bien, selon Armel Job, le sens de l’expérience littéraire. Le repos de Fannia, mise à l’abri à la campagne et rassurée sur la sécurité de sa fille, en fournit l’image. La littérature est cette « vie étrangère à la vraie », et pourtant aussi vraie que la vraie vie.
« Il est doux le sommeil quand la veille n’est plus qu’agitation, angoisse, malheur. Un moment, le destin suspend son cours. Les personnages du drame se perdent dans l’inconscience. Ils flottent au sein d’un vide indolore où passent de loin en loin quelques rêves d’une autre vie étrangère à la vraie, plus indulgente et, dans l’instant, tout aussi vraie que la vraie. » (p. 293-294)
De nouveau, le point de mire semble être le récit de la Genèse, dont on rappelait plus haut les premiers mots : « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. Or la terre était vide et vague, les ténèbres couvraient l’abîme, un vent de Dieu tournoyait sur les eaux. » Le dernier chapitre du livre en apporte, semble-t-il, une ultime et décisive confirmation. Les derniers mots de l’ouvrage narrent le sauvetage d’Angèle, qui s’est laissé tomber dans les eaux de la Meuse : un soldat allemand saisit « son ombre qui flotte dans la masse liquide » (p. 310) ; il la ramène ensuite vers la rive du fleuve, où les mains des passants se tendent vers lui pour l’aider. Une série de gestes sont ainsi posés, dans la brièveté de ce court tableau final, imprévisibles encore quelques instants plus tôt. Le soldat pensait alors que « s’il tombait dans le fleuve, personne ne viendrait l’aider. » (p. 298) Des gestes imprévisibles, mais des gestes qui sont aussi plus vrais que vrais. Dans la gueule de la bête, Armel Job réussit à nous faire vivre ces récits où « une nouvelle vie [est] occupée à rassembler ses premiers éléments. » (p. 295)
Telles des antichambres de l’humanité.
Grégory Cormann
Décembre 2014
Grégory Cormann est chercheur en philosophie politique et sociale à l’ULg. Il est directeur-adjoint de l’unité de recherches en philosophie politique – Matérialités de la politique (MAP). Outre ses nombreuses publications sur la philosophie de Sartre, ses textes explorent aussi les multiples croisements entre philosophie française et allemande contemporaines.
À propos d'Armel Job (dans le dossier : Écrivains ULg)
Voir aussi Armel Job (dans le dossier : Lectures d'auteurs)