L’identification d’un schème photographique dans le roman exige de préciser davantage encore la question de sa construction romanesque. Au commencement de Dans la gueule de la bête, on trouve en effet le récit de la Genèse, qui offre la source historique et le modèle poétique de l’incipit : « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. Or la terre était vide et vague, les ténèbres couvraient l’abîme, un vent de Dieu tournoyait sur les eaux. » Le récit de la Création est le récit de la victoire de la lumière sur les ténèbres. C’est sur cette base, dans la première alternance du jour et de la nuit, que se constituent la première journée puis les autres jours de la semaine. Dans la gueule de la bête fait sans conteste des allusions appuyées au récit de la Création. Le livre couvre exactement une semaine, une semaine du mois d’avril 1943, qui a été particulièrement dure pour les réseaux de la résistance catholique à Liège. Mais, dès le 7e chapitre, l’ancienne épicière Mme Guignard est étonnamment prise de préoccupations philosophiques. Elle fait son samedi, c’est jour de grand nettoyage. Elle traque poussières et toiles d’araignées qui ont profité du reste de la semaine pour s’installer. Mais, en même temps, elle pense à la Création, elle fait « ses débuts en philosophie » (p. 96). Elle se demande qui a bien pu concevoir une « bestiole » (p. 95) aussi retorse que l’araignée qui tisse si ingénieusement et si obscurément sa toile afin de capturer ses proies. Dans la Genèse, le 6e jour, Dieu crée d’abord les animaux : « Dieu fit les bêtes sauvages selon leur espèce, les bestiaux selon leur espèce et toutes les bestioles du sol selon leur espèce, et Dieu vit que cela était bon. » Mme Guignard doute pour sa part de la bonté de ces créatures et, d’ailleurs, par provision, conclut à « la perversité du concepteur du système » (p. 96). Dans son désarroi et malgré les désillusions que lui cause sa fille, Mme Guignard continue cependant de croire que le monde serait meilleur si l’existence « ne comptait que des samedis » (p. 96).
Bibliothèque du Vatican. Vat. lat. 12958, f. 4v
Rejoignant les motivations du résistant Vandenbergh, à la dernière page du chapitre précédent, le samedi de Mme Guignard est porteur d’un espoir, celui de ceux qui pensent que Dieu a créé l’homme à son image : « Vandenbergh lève les yeux vers l’icône au coin du bureau. Depuis quelque temps, il imagine une étoile jaune sur la tunique du Christ. C’est cela qui lui permet de continuer. » (p. 94) Mais cet espoir est aussi bien celui d’hommes et de femmes portés par d’autres valeurs de solidarité, comme le mari de Mme Guignard, ouvrier métallurgiste, militant socialiste et syndicaliste. Mort en août 1914, un dimanche où certainement Dieu chômait, Marcel Guignard a d’ailleurs été confondu dans la mort avec les étudiants juifs russes qui sont ce jour-là victimes comme lui de la « vengeance » de soldats allemands éméchés qui viennent de prendre la ville de Liège. Après-guerre, on avait considéré son Marcel comme un sympathisant des juifs, et c’est certainement pour cela que Mme Guignard avait été contactée par le CDJ, le Comité de Défense des Juifs, pour cacher chez elle Volko Goldman, le père d’Hanna et mari de Fannia. C’est ainsi, pour le meilleur et pour le pire, que le début du dernier roman d’Armel Job fait résonner le destin de la famille Goldman avec l’origine du monde et de l’humanité.
… était le Verbe.
Et la littérature, dans tout cela ? Comme on sait, les premiers mots de la Genèse sont repris au début de l’Évangile de Jean : « Au commencement était le Verbe et le Verbe était avec Dieu et le Verbe était Dieu. […] Ce qui fut en lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes. » Jean vient porter témoignage de la lumière au milieu des ténèbres. Dans le Prologue de l’Apocalypse, l’apôtre Jean vient de même attester « ce qui doit arriver bientôt ». Il porte témoignage de ce que lui a fait connaître l’Ange de Dieu. Des visions de saint Jean Dans la gueule de la bête donne par traits successifs une version longtemps assez sombre. Chez Armel Job, Jean est déménageur chez Marischal. On se rend vite compte qu’il passe ses journées, presque en toute innocence, à « déménager », autrement dit à voler et à détourner vers l’Allemagne et ses petites mains criminelles, les biens de familles juives chassées de leur maison. Sa fiancée s’appelle Angèle et est la fille de Mme Guignard.
Jean et Angèle sont très amoureux et ne veulent plus attendre pour vivre ensemble. Lorsqu’elle l’attend dans un café, Angèle s’exerce à reconnaître Jean du plus loin qu’elle peut. Le regard de l’amoureuse (ou de l’amoureux) reconnaît celui qu’il aime à sa silhouette, à quelque chose d’imperceptible dans son attitude, dans sa façon de se tenir (un peu raide ou un peu voûté, par exemple) ou de se déplacer. On reconnaît la personne qu’on aime du coup de l’œil, au détour d’une rue, quoi qu’elle fasse, quel que soit son vêtement du jour ou l’environnement particulier où elle apparaît. C’est l’être de la personne aimée qu’on vise et qu’on reconnaît, ce n’est pas ce qu’elle fait ou la façon dont elle apparaît. C’est elle ou c’est lui, comme on dit au téléphone à la personne aimée : « C’est moi. »
« Angèle reprend son guet à travers la vitre. […] Elle se soulève un peu sur sa chaise. Ce ne serait pas Jean, là-bas, au coin de la rue ? Non… Elle n’est pas encore habituée à sa silhouette, à sa démarche, vues de loin. Elle ne le connaît que de près. Dans les premiers temps, c’est ainsi qu’on se fréquente, bord à bord, et on s’imagine illico qu’on connaît tout l’un de l’autre. Mais ensuite, le désir vient de voir celui qu’on aime à distance, pour mieux juger du choix qu’on a fait, pour s’assurer qu’on le distinguerait entre mille, qu’on ne saurait le confondre avec personne. Angèle a envie de repérer Jean au bout du trottoir, parmi les passants. Elle est certaine que son cœur va bondir. D’ailleurs, il vient déjà de frémir un peu. Elle attend avec impatience son signal qui précédera ses yeux eux-mêmes. » (p. 56)
Mais, de l’amour à la détestation il n’y a parfois pas loin. Chez Angèle, de toute façon, « La rancœur a tout frelaté. Tout, sauf son amour pour Jean. » (p. 59) Quand elle a rencontré par hasard Volko Goldman chez sa mère, Angèle a tout de suite soupçonné qu’il était juif et qu’il se cachait chez sa mère. D’un coup, le ressentiment a pris le dessus et, par sa jalousie, le malheur qui avait frappé sa famille et son nom est devenu en un instant une menace pour Volko. C’est ainsi que l’amour déçu ou entravé se mue par ressentiment en convoitise, et le regard amoureux en condamnation. Le nom même des Guignard dissimule au fond de lui-même cette issue honteuse. La technique amoureuse d’Angèle conspire du coup d’avance, quoi qu’elle décide de faire de cette information, avec la traque des juifs du collabo Baumann. Il a une technique infaillible pour trouver des juifs ; il en a déjà dénoncé plusieurs dizaines. Il a un don maléfique : le ressentiment lui fait considérer ce don comme une véritable méthode, la « méthode Baumann » (p. 118). Il peut enfin venger les humiliations passées, notamment du temps où, chassé de chez lui, il devait travailler, avec un salaire de rien, pour la maison Silbermann, spécialiste on s’en serait douté des enseignes lumineuses et des tubes fluorescents. À cette époque, Baumann a fréquenté tous les juifs de la ville. Désormais, il cherche à les retrouver un par un en arpentant sans relâche les rues de Liège.
« Principe : on reconnaît une personne autant à son cadre de vie qu’à sa physionomie. Illustration : si nous croisons notre boucher dans la rue, sans son tablier blanc, vêtu d’un pardessus et coiffé d’un chapeau, son visage ne nous semble pas étranger, mais nous ne le "remettons" pas, comme on dit si justement. Application : mémoriser les traits et les tester dans un maximum de situations. » (p. 119)