Les antichambres de l’humanité. Armel Job et l’expérience littéraire

Job-couvArmel Job a reçu, ce 6 décembre 2014, le Prix Marcel Thiry pour son roman Dans la Gueule de la bête, paru chez Robert Laffont. Dans ce roman, la traque de familles juives, à Liège, pendant la Seconde Guerre mondiale est l’occasion pour l’auteur de nous attirer dans les antichambres de l’humanité et, dans le même temps, de faire réfléchir sur l’expérience littéraire.

Il y a des livres qu’on lit sans s’arrêter, en une fois, du début à la fin. Un bon roman, ça vous prend et ça ne vous lâche pas. Dans la gueule de la bête est un roman pas comme les autres1. Il se lit, j’en ai fait l’expérience, d’un coup, d’une seule traite. Pourtant, il ne commence pas comme un roman commence d’habitude. Rien à voir avec l’incipit, camusien, d’Helena Vannek : « Juste à la fin de cet hiver-là, maman est morte. » Ou avec d’autres commencements de romans d’Armel Job, comme dans Les fausses innocences : « Le samedi soir, le plus souvent, je passe la frontière et je vais à la pension Trost. Maman se couche plus tôt, vers les neuf heures. Ça lui fait deux heures de rabiot qu’elle utilise à se réveiller à minuit pour se manger les sangs jusqu’à mon retour2. » Le dernier roman d’Armel Job, Dans la gueule de la bête, fait exception. Le premier paragraphe du livre ne prend pas rang dans la série de ces commencements : il ne s’agit pas dans ce cas de « planter le décor », en donnant à voir, en quelques mots saisissants, le personnage central du roman et son cadre de vie. Le début du roman donne une description anonyme d’un lieu anonyme (on comprend deux paragraphes plus loin qu’on se trouve dans une institution religieuse) :

« C’est une petite cour carrée inondée de soleil, un jour de printemps, l’après-midi. Trois côtés sont fermés par des façades en brique percées de hautes fenêtres à meneaux. Le quatrième est un mur bas en grès, derrière lequel on entend régulièrement le fracas d’un tramway et sa cloche. C’est par là que le soleil se répand. » (p. 11)

Comment comprendre cette exception ? En réalité, la question pourrait apparaître à bon droit incongrue : quel sens cela aurait-il de faire entrer son lecteur, tranquillement, « dans la gueule de la bête » ? En bonne logique, on rétorquera aussi que le sujet du roman appelait comme naturellement une réserve : ne s’agit-il pas précisément des faits et méfaits d’hommes et de femmes ordinaires confrontés pendant la Deuxième Guerre mondiale, à Liège, à la traque de juifs cachés dans des institutions ou dans des familles ? Des hommes et des femmes cachés aux aléas tourmentés des consciences d’hier et d’aujourd’hui, la conséquence serait directe. Et, faudrait-il ajouter, sans conséquence pour la littérature.

 

Au commencement… 

 Il faut reprendre les mêmes choses plus calmement. S’il n’y a pas, au moins en apparence, d’incipit dans Dans la gueule de la bête, c’est que le roman restitue d’abord une expérience impossible ou, plutôt, interdite. Les 3 premiers chapitres donnent à voir quelque chose qui est irreprésentable comme tel, la situation d’une famille juive, le père, la mère et leur fille Hanna, cachés dans 3 endroits différents, sous de fausses identités3. Leurs rencontres discrètes à l’orphelinat, avec la bénédiction des sœurs, ne font que confirmer cette interdiction et les risques qu’ils encourent chaque fois qu’ils se voient. Ces chapitres liminaires reconstituent ainsi une photo de famille, avec les ressemblances qu’on y devine : à savoir, ce à quoi ils ont dû renoncer par la séparation forcée, et ce qui risque à tout moment, si leurs traits sont réunis, de les dénoncer et de les faire arrêter.

L’ouverture du roman mobilise une sorte de dispositif photographique. Plusieurs indices soutiennent l’hypothèse : dans le 1er chapitre, le regard du lecteur voit son attention attirée sur un des couloirs de l’orphelinat où sont exposées les photographies des enfants passés par l’institution. Dans le 3e chapitre, ce sont les portraits envahissants des grands-parents Desnoyer, le notaire et son épouse, qui parasitent l’existence de la famille de notables où Fannia, la mère d’Hanna, a trouvé à se cacher. Les premières lignes du livre nous en donnent en quelque sorte la matrice : comment en effet ne pas penser que cette « petite cour carrée inondée de soleil » fermée sur 3 de ses côtés, désigne de façon métaphorique la chambre noire de l’appareil photographique soudain impressionnée par la lumière ? Dans tous les cas, la suite du livre semble pouvoir être comprise de la même façon. Ses différentes scènes, où on suit les destins à la fois séparés et indissociables des protagonistes, sont comme tirées de photographies et de cartes postales. L’écriture leur donne vie et destin. Ainsi, par exemple, lorsque l’autre couple, celui de Laja et José, se retrouve, sous la menace d’être repéré :

« Laja et José s’assoient sur le canapé. José fait de son mieux pour continuer à sourire. Laja ne lui lâche pas les mains. Fannia prend place dans un fauteuil en face, en se tordant machinalement les siennes. Tout de même, ne dirait-on pas des amoureux ? Le jeune homme dans l’embarras des premiers moments est venu voir la jeune fille, un dimanche après-midi. Ils ne se lassent pas de se contempler. Ils sont encore étonnés l’un de l’autre. Ils n’attendent que le jour où ils seront mariés et répéteront à l’infini ce tableau qui fait fondre leur cœur. Ce que c’était émouvant ! A-t-elle pu exister un jour, cette scène de carte postale ? Oui, c’était avant la guerre » (p. 190) 

Dans le même temps, cette écriture rend également compte de la façon dont « l’œil froid de l’objectif » (p. 15) ajuste petit à petit le cadre et finit par trahir et faire apparaître au premier plan le visage de la personne recherchée. On pourrait ainsi comparer Dans la gueule de la bête avec un roman-photo : le récit romanesque est en effet comme tramé de photographies auxquelles on aurait intégré des textes réduits à l’essentiel, et y voir quelque chose comme un anti-roman-photo. Non pas un antiroman, comme Paludes de Gide, qui s’écrit à mesure qu’est décrite l’impossibilité pour le protagoniste d’écrire le roman projeté, mais un roman qui s’écrit malgré les arrêts sur images photographiques que l’écriture rencontre dans chaque circonstance.



1 A. Job, Dans la gueule de la bête, Paris, Robert Laffont, 2014, 310 p.

2 A. Job a publié la plupart de ses romans et récits chez Robert Laffont. On signalera notamment : La femme manquée, Paris, Robert Laffont, 2000 (rééd. Labor, 2006) ; Helena Vannek, Paris, R. Laffont, 2002 (rééd. Memor, 2003) ; Le Conseiller du roi, Paris, R. Laffont, 2003 ; La femme de Saint-Pierre, Bruxelles, Labor, 2004 ; Les fausses innocences, Paris, R. Laffont, 2005 (rééd. Memor, 2006) ; Le bon coupable, Paris, R. Laffont, 2013.

3 Le roman raconte le destin des familles Goldman et Kaiser. Les Goldman sont juifs et vivent cachés sous des pseudonymes. Volko Goldman a été accueilli par la veuve Guignard, son épouse Fannia vit dans la famille du notaire Desnoyer, leur fille Hanna est cachée par les sœurs de La Miséricorde. Quant aux Kaiser, dont Laja s’est convertie au christianisme lors de son mariage avec José, ils essaient de vivre le plus discrètement possible dans la banlieue liégeoise.

Page : 1 2 3 next