Jean-Marie Piemme à l’honneur, déplacements au théâtre

Politique par l’indice

delhalleLe théâtre de Piemme n’est pas politique au sens partisan, engagé ou militant : il se défend fortement de faire « un théâtre qui prêche ». Il ne s’agit pas non plus de dénoncer, ce qui reviendrait à indiquer une voie de penser à adopter alors qu’il s’attaque plutôt à dévoiler les écarts, en montrant les contradictions en jeu dans le social. En montrant la fragmentation irréductible au sein d’un corps social ou même d’un individu, il vise ainsi à déplacer les points de vue.

Dans son ouvrage Vers un théâtre politique, Nancy Delhalle, chargée de cours en Histoire et analyse du théâtre à l’Université de Liège, explore le travail de Piemme dans cette direction. Dans ce livre, elle cherche à déterminer comment un théâtre politique se constitue artistiquement et politiquement en se penchant sur le cas de la Belgique francophone. Elle consacre un chapitre à Café des patriotes. L’allusion aux tueries du Brabant dans cette pièce fonctionne, pour elle, comme un indice. L’indice ne désigne pas une référence explicite « mais seulement une connexion dont les caractéristiques ne sont ni établies ni décidées. (…) Café des patriotes intègre ainsi la sphère politique sans qu’il soit possible d’en fixer le sens ou la forme. » Ainsi, puisqu’elle ne nomme même pas l’événement en question, la pièce ne donne-t-elle aucune analyse préformée. C’est grâce à la non-fixité de cette forme, d’après Delhalle, que la relation de la pièce au politique peut se prolonger dans le temps, prenant alors d’autres visages. C’est ainsi que, parce qu’il ne clôt pas la question en une image l’explicative, « l’indice invite à une reconstruction permanente. On comprend ainsi qu’une pièce comme Café des patriotes “fonctionne” avec le politique plus qu’elle ne s’articule avec lui. »

Piemme refuse de faire tendre les contradictions qu’il montre vers une réconciliation finale. « Je suis opposé à l’idée de la politique comme messianisme, dit-il. L’idée que demain ce sera la révolution, demain ce sera la lutte finale, que demain on aura franchi le cap, me paraît très dangereuse. D’abord parce que cela signifie qu’aujourd’hui on peut se passer de la révolution, puisqu’on la fait pour demain, et donc qu’on peut continuer à avoir les mêmes rapports de pouvoir, les mêmes compromis, au nom d’un futur radieux. » C’est à ce titre que Nancy Delhalle met son second théâtre (par opposition à ces premières pièces, plus déconnectées de préoccupations politiques) sous le signe de l’ambivalence. Le théâtre politique de Piemme n’indique pas de voie ou de cadre de pensée, au contraire, il « génère la pluralité et partant, diffuse une conception hétérodoxique de l’individu et du social. » On n’y verra pas de vérité unique, qui n’existe pas dans la réalité. Ce qu’il faut activer, ce sont les contradictions qui y sont également en jeu.

 

Éviter l’illusion du naturel

CafedesPatriotes-SireuilLe refus de l’aplanissement forcé s’illustre également dans son usage du langage. Le langage est lieu de pouvoir, et Piemme le sait bien, lui à qui l’on parlait français et pas wallon pendant son enfance, parce qu’il fallait parler français pour « aller plus loin ». Pour cette raison, il est illusoire de penser qu’on doit à tout prix être compris et que l’on peut être compris de tous – cela ne fait que masquer l’inégalité pourtant prégnante dans le rapport au langage ou pire, condamne à l’insignifiance.  D’ailleurs, pour Piemme, le but pour un spectateur de théâtre ne doit pas tant être de 'comprendre' que de 'prendre' quelque chose. Le théâtre n’est pas seulement affaire de discours mais affaire de corps : celui du comédien, sur scène, dans la rencontre avec ce qu’il joue.

Café des Patriotes,
mis en scène par Philippe Sireuil,1998
 

L’incompréhension fait d’ailleurs partie de ce qui est représenté, au même titre que les contradictions. De nombreux personnages de Piemme sont des figures de l’incompréhension et il déploie une certaine tendresse à leur égard. On rencontre même « des personnages qui comprennent mais qui ne savent pas qu’ils ont compris », par exemple Carmen dans Café des patriotes. Carmen ne comprend rien à la politique, elle serait bien en peine de le verbaliser, « mais en même temps elle a une force de résistance ». Elle connaît les limites et ne les franchira pas. Ce personnage dit quelque chose de la politique, qui « n’est pas seulement du discours, des professions de foi, des bavardages, mais aussi un engagement du corps dans quelque chose. JeusetteEt le corps qui s’engage a moins de conscience que ne peut en avoir la tête, mais il a plus de force. »

Ce que c’est qu’être là, simplement, la politique a du mal à le saisir, peut-être parce qu’elle n’arrive pas à envisager l’inexplicite. Voilà justement ce que le théâtre peut lui apporter, ou plutôt indiquer. Rien ne peut y paraître limpide ou naturel : son espace est artificiel par excellence. Le plateau n’est pas le monde, le discours doit assumer cela et se développer différemment. Le théâtre est forcé de montrer la construction à l’œuvre.

C’est ainsi que Philippe Jeusette, trois fois plus grand et plus large que Jean-Marie Piemme, peut jouer J’habitais une maison sans grâce. C’est pour ça qu’à son propre père, qui lui faisait remarquer qu’il n’était pas du tout comme Piemme, il a pu répondre : « Et tu crois que je suis comme Shakespeare ? » Espérons que non, c’est là qu’est tout l’intérêt.

 

Philippe Jeusette 
© Alice Piemme

 

 

Salomé Frémineur
Novembre 2014

 

crayongris2Salomé Frémineur est diplômée en Journalisme et actuellement étudiante en Philosophie

 

En mai 2009, Karel Logist avait rencontré Piemme dans le cadre du  DOSSIER/ La culture ? À quoi ça sert ?

piemme

 

 

À lire

Nancy Delhalle, Vers un théâtre politique, Le cri / Ciel, 2006.

Jean-Marie Piemme, « Café des patriotes », dans 1953, Les Adieux, Café des patriotes, Didascalies, 1998.

Jean-Marie Piemme, Spoutnik, Aden, 2008.

Jean-Marie Piemme, L’ami des Belges, Lansman, 2014.

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