Jean-Marie Piemme à l’honneur, déplacements au théâtre

Du 2 au 7 décembre, l’auteur dramatique Jean-Marie Piemme est mis à l’honneur au Théâtre de Liège. Trois de ses pièces y sont jouées : L’ami des Belges, Café des patriotes et J’habitais une maison sans grâce, j’aimais le boudin, adaptée de son récit autobiographique Spoutnik. Entre présence du corps et jeu des contradictions, Piemme évoque avec nous la manière dont ses thèmes de travail traversent ces trois opus.

Jean-Marie Piemme déplace. Il se déplace lui-même, premièrement. Au cours de sa vie, il a pris différents visages : avant d’être auteur, Piemme était dramaturge au sein de ce qu’on appelait le «Jeune Théâtre», engagé dans une réinvention du rapport au texte. Encore avant, il était universitaire, en thèse à Paris, et avant, étudiant en Romanes à l’Université de Liège.

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Encore avant, il était adolescent et enfant d’ouvrier à Seraing, sous la fumée de aciéries. Cette époque est l’objet du roman Spoutnik, paru en 2008 aux éditions Aden. Jean-Marie Piemme y raconte les rares sorties en ville – presque un autre monde – pour aller au cinéma. La nouvelle maison, louée à bon prix par Cockerill, équipée d’une baignoire avec eau chaude, mais dont le jardin est dépourvu de cerisier. Sa mère au foyer, parce que son père voulait la protéger de l’usine tant honnie. spoutnikSon père, ouvrier professionnel et joueur de piano amateur, admirateur de Staline, Churchill et de Gaulle, « des coriaces, des durs à cuir » qui ont eu la peau du Reich. Et son obsession : envoyer son fils à l’université, contre l’avis des professeurs et celui du principal intéressé, pour l’arracher à ce milieu. Le père a la tête dure, ça marchera.

C’est sur ce texte de l’origine qu’est basé J’habitais une maison sans grâce, j’aimais le boudin. Des déplacements, il en a encore fallu d’autres pour que cette histoire se retrouve sur scène. Spoutnik n’était pas écrit pour être une pièce, et « il n’était même pas pensé pour être un livre ! » ajoute Jean-Marie Piemme. Écrit pour sa fille, le récit est resté longtemps privé avant que d’autres le lisent et y voient des enjeux plus larges que son histoire personnelle, puis que les éditions Aden décident de le publier. C’est ensuite l’acteur Philippe Jeusette qui a demandé à Piemme l’autorisation de monter Spoutnik. Pour ajouter au décalage, physiquement, les deux hommes n’ont rien à voir : « Mon premier réflexe est souvent de voir la bouffonnerie dans les choses, explique Piemme. Là, comme Jeusette est trois fois plus large et trois fois plus grand que moi, je me disais que ça allait être rigolo de voir un jeu à ce point différent. Pendant les répétitions, ça me surprenait que le même jeu puisse être à la fois lui et moi. Puis, très vite, l’effet théâtre a fonctionné, c’est devenu un personnage de fiction. À force de voir le spectacle je ne le vois plus comme quelque chose qui serait mon histoire, mais comme quelque chose qui appartient à Philippe Jeusette et à Virginie Thirion. »

 

Connexions d’actualité

L'ami des Belges 400 - Dominique GaulLe jeu d’articulation et de fictionnalisation d’une actualité apparaît aussi dans les deux autres pièces jouées, qui se réfèrent toutes les deux à des événements réels. Dans L’ami des Belges, Fabrice Schillaci incarne un homme d’affaires français désirant s’installer en Belgique – pour l'amour du pays, bien sûr, et surtout... de ses largesses fiscales. Ce personnage rappelle furieusement Bernard Arnault, mais également beaucoup d’autres de nos riches voisins qui ont soudainement trouvé nos plates latitudes très accueillantes. Créée à Avignon en 2013, la pièce résonne d’une actualité brûlante. « La cible visée est cette arrogance qui consiste à venir s’installer chez les autres parce qu’on a du pognon. » Mais la pièce ne fait pas l’économie du retour critique sur soi : on y trouve aussi « un regard sur la Belgique qui permet ce genre de chose. Il me semblait qu’il fallait être à la fois offensif à l’égard des gens qui viennent et à l’égard d’une certaine Belgique qui vit sa vie sans trop regarder ce qui se passe. »

 

CafeDesPatriotesLa pièce Café des patriotes, montée par Mathias Simons avec les étudiants de l’ESACT, se référait également à un événement précis à l’époque de sa création : les tueries du Brabant. « Ce qui m’intéressait au moment où j’ai écrit la pièce était la rumeur qui disait que l’extrême droite était très liée aux braquages, explique Piemme. Ce ne serait pas juste une affaire de gangsters et de droit commun mais une affaire plus mystérieuse, plus sombre. Sans prétendre connaître les tenants et les aboutissants, j’ai tenté de travailler à l’intérieur de cette hypothèse-là. » Le spectacle prend une toute autre dimension aujourd’hui : partout en Europe, on observe une résurgence de l’extrême droite qui rend son thème presque plus actuel. « Elle sort définitivement de son anecdote de départ et elle aborde une question politique plus générale, continue Piemme, à savoir : qu’est-ce que la politique et comment y entre-t-on ? »

C’est par ce processus de déplacement en cours de vieillissement qu’un texte peut prendre de l’ampleur, s’éloigner de son aspect prétexte. Chaque texte a une date, mais à un moment cette date « devient une métaphore. Si la date parvient à faire métaphore, alors le texte se survit. » La métaphore concerne ici les contradictions en jeu au sein même des idéologies politiques : dans Café des patriotes, les personnages du cafetier et de Lesca incarnent deux visions très différentes de l’extrême droite, l’un jouant sur un certain rétablissement d’une hiérarchie dite naturelle dans la proimité, l’autre représentant une vision plus intellectuelle. Ces contradictions sont irréconciliables et la politique implique précisément cette confrontation : pour Piemme, l’idée qu’elles ne soient pas résorbables en une idéologie totalisante est un message positif – les donner à voir serait le rôle de son théâtre.

 


 

 

Photos : J'habitais une petite maison... et L'Ami des Belges © Alice Piemme - Café des patriotes © ESACT

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