Présentée au Théâtre de Liège en cette fin d’année, la pièce au titre évocateur n’est autre que l’adaptation du roman de Jean-Marie Piemme Spoutnikque Philippe Jeusette met sur pied avec le concours de Virginie Thirion et d’Éric Ronsse. Un récit aux accents autobiographiques qui plonge le spectateur dans une autre époque, celle de la sidérurgie de la seconde moitié du 20e siècle qui a bercé tout le bassin liégeois. À ce dernier de se laisser emporter par l’odeur du boudin et les nuées s’échappant des hauts-fourneaux et de découvrir avec légèreté les souvenirs qui ont marqué cet enfant de Seraing.
Au centre de la scène, un homme adulte. Il raconte l’histoire de sa naissance, reprenant mot pour mot ce qu’il pense de cet événement au moment où il se produit. Le ton employé est sérieux, presque solennel : “Quelqu’un a dit : poussez ! et ma mère a poussé. Moi, je n’en demandais pas tant mais sous l’effet du mouvement, j’ai été forcé de sortir la tête. Quel jour sommes-nous, ai-je dit? Avant tout je voulais me donner une contenance devant tous ces gens qui m’attendaient”. Philippe Jeusette joue le fils rétrospectivement présent par l’intermédiaire de ses souvenirs. Vient le tour du père de prendre la parole, un père également incarné par le comédien. Son intonation change sensiblement, elle est dure, distante : “Le 16 novembre, imbécile…” Dès cet instant, la tension est palpable et l’absurdité de la situation fait sourire. Fondamentalement, comment un nourrisson peut-il s’adresser à son père ? À l’arrière plan, une troisième figure se distingue. Elle est interprétée par Virginie Thirion. Assise à une table, elle est en train de couper du boudin en rondelles. Il s’agit en réalité de la mère de Jean-Marie.
Avec pour seul décor l’intérieur d’une cuisine qu’il est possible de faire pivoter, laissant apparaître à certains moment l’intérieur du foyer, à d’autres l’extérieur de la maisonnée, et comme toile de fond la vie ouvrière liégeoise, l’espace de la scène voit s’enchaîner les souvenirs racontés selon le seul point de vue du fils. Les répliques fusent, incisives et teintées d’humour. La complexité des rapports filiaux est dévoilée. Par le biais du dédoublement théâtral, le père et le fils se renvoient constamment la balle, le tout se déroulant sous les yeux d’une mère qui est toujours là pour apaiser la situation. Entre la venue du Grand Saint-Nicolas à l’Inno des galeries Saint-Lambert, l’outrageuse révélation de son inexistence dans la cours de récréation, le règlement de compte qui s’ensuit, la visite de l’exposition universelle de 1958, la musique endiablée d’Elvis qu’il écoute en cachette durant son adolescence, la manière dont ses parents se sont rencontrés et aimés… Jean-Marie se fait le conteur d’un récit de vie singulier que chacun dans la salle est libre de s’approprier. Qui ne s’est pas rendu dans les grands magasins pour être pris en photo avec le Grand Saint ? Qui n’a pas connu la douleur d’apprendre qu’en réalité il n’était qu'un mythe ? Qui, encore, n’a pas écouté dans sa chambre en cachette de la musique que ses parents n’appréciaient pas ?
Au jeu des acteurs viennent se greffer la musique et l’image, apportant une dimension supplémentaire à la représentation. Les mélodies aux rythmes et aux tonalités diverses sont interprétées par le multi-instrumentiste de talent Éric Ronsse. Composées tout spécialement pour la pièce, elles se glissent subtilement aux côtés des répliques des protagonistes. Les mélodies des claviers laissent place aux timbres feutrés de la contrebasse et se superposent à des compositions électronique.
Aux côtés de celles-ci, on retrouve la projection en agrandissement sur le mur de la cuisine de photographies de famille essentiellement. Dans l’intimité de la petite maison sans grâce, le spectateur peut voir Jean-Marie représenté enfant aux côtés de Saint-Nicolas, une photo prise au moment de la rencontre à l’Inno, ou celle de ses parents jeunes avant même qu’il ne soit né. Jean-Marie les interroge, tout particulièrement la photo de ses parents. Elle existe pour lui et par lui, attestant du fait qu’ils “ont été là” à un moment et donnant ainsi à l’acte photographique la même signification que celle que Rolland Barthes lui attribue dans La chambre claire. Lui seul sait, à l’exception de quelques intimes, qui sont les personnes représentées bien qu’il ne les ait jamais connues à ce moment là. Ils s’interroge alors sur la valeur que cette photographie pourra avoir pour les générations futures : “Qui sont-ils ? On ne sait pas. Et dans le silence de la photo vous laissez filer votre désir. Ils étaient ceci et cela. Ils vivaient comme ceci et comme cela. Une fois que je ne serai plus là pour attester de leur existence, ceux-là basculeront dans l’univers de la fiction des possibles. Par exemple : l’homme est né à Saint-Pétersbourg, la femme à la frontière de la Pologne. Ils sont soviétiques, astrophysiciens l’un et l’autre. La conception de Spoutnik les a réunis. Ils se sont aimés. L’Union soviétique pesait sur eux, ils ont profité de leur présence à l’expo de Bruxelles pour passer à l’Ouest.”
À chaque instant le rire s’invite, qu’il soit grave, ironique, spontané. Il est partout et donne de la force à l’interprétation de la pièce ! Dans leurs gestes, dans leurs paroles, les comédiens font transparaître une espièglerie qui est reçue avec enchantement par le public. Dès les premiers instants, ce dernier est convié à partager l’intimité de la scène. Philippe Jeusette s’adresse personnellement à l’ensemble de la salle et c’est le cœur conquis que cette dernière se joint à lui pour vivre chacune de ses histoires. Des moments de délectation et d’échanges – car on partage tout, même le boudin découpé en rondelles ! – qui font de J’habitais une petite maison sans grâce, j’aimais le boudin… un des événements de cette fin d’année à ne manquer pour aucune raison, même pas pour une rondelle de saucisson !
Marjorie Léonard
Novembre 2014
Marjorie Léonard est tudiante en histoire de l’art et archéologie, orientation muséologie
Extraits tirés de Spoutnik publié en 2008 aux Éditions Aden.
Extrait vidéo : http://www.youtube.com/watch?v=iiFKvmdnpVs
Théâtre de Liège du 2 au 7 décembre à la Cité Miroir