Les jeux vidéo sont-ils capables de prendre en charge la narration d’une histoire, au même titre que la littérature ou le cinéma ? Le jeu est-il fondamentalement narratif, ou le récit n’y joue-t-il qu’un rôle d’arrière-plan, de décoration ? Cette question constitue, dans le milieu de la recherche, une clef d’entrée privilégiée pour interroger les œuvres vidéoludiques en tant que produits culturels. Elle est également au centre de l’ouvrage Narration et jeu vidéo. Pour une exploration des univers fictionnels, qui vient de paraître aux éditions Bebooks.
Si l’intérêt pour le jeu vidéo en tant qu’objet de recherche prend sa source dans les années 1980 (on y voit apparaître les premiers ouvrages s’émancipant de l’attitude de méfiance et de dénonciation qui caractérisaient jusqu’alors les discours tenus sur ce médium1), c’est à partir des années 2000 qu’il prend toute son ampleur. Depuis cette date, les revues, les thèses, les colloques, conférences et séminaires dédiés à l’étude du jeu vidéo n’ont cessé de se multiplier et ont peu à peu fait entrer le médium dans le quotidien des universitaires. Psychologues, économistes, sociologues, littéraires ou encore théoriciens du cinéma se sont essayés à analyser les jeux sur base des théories dont ils disposaient. Cette diversité d’approches – qui apporte au domaine une richesse certaine – pose toutefois la question de la perspective à adopter pour aborder le médium vidéoludique. Qu’est vraiment un jeu vidéo : un film interactif ? un texte amélioré ? Comment révéler ce qui fait sa spécificité ?
À ces questions, certains ont rapidement proposé une réponse : les jeux vidéo ne sont autres que des nouvelles formes de récit. Ils ont pour vocation première de raconter une histoire et peuvent être vus, à ce titre, comme les descendants des autres arts narratifs (le cinéma et la littérature, principalement). Ces premiers chercheurs2 ont donc tâché d’adapter les théories littéraires et cinématographiques pour qu’elles puissent s’appliquer au récit vidéoludique. Ils ont été appelés, par la suite, les « narratologues ».
Loin de faire l’unanimité, leur conception du jeu vidéo a suscité de vives réactions chez ceux qui se sont eux-mêmes appelés, par opposition, les « ludologues3 ». Ces derniers ont reproché à leurs prédécesseurs d’exagérer la présence du récit au sein des jeux dans le but – notamment – de les valoriser (ce trait les rapprochant de médias plus légitimes tels que la littérature et le cinéma). Selon eux, le jeu vidéo ne se définit pas par son caractère narratif (puisque tous les jeux ne racontent pas une histoire : pensons au célèbre Tetris), mais par son interactivité. Comme l’a ironiquement résumé Eskelinen, dans une phrase souvent citée : « if I throw a ball at you I don't expect you to drop it and wait until it starts telling stories4 ». Plus encore : narration et interactivité en sont venues à être posées comme incompatibles. Selon les ludologues, les choix que le jeu propose au joueur empêcheraient l’élaboration d’un véritable récit puisque celui-ci est censé être linéaire, comporter un début et une fin.
Ci-contre : Le célèbre Tetris,
parangon des jeux non narratifs
En d’autres termes, dans les jeux, les joueurs vivent et construisent leur propre histoire au lieu de se la faire raconter. Comme preuve de l’incapacité du jeu vidéo à narrer de lui-même un récit, les ludologues ont mis en avant le fait que ce médium est obligé de recourir à des mécanismes littéraires ou cinématographiques (à savoir les textes et les cinématiques) lorsqu’il tente de raconter une histoire. En effet, il n’est pas rare de voir un jeu interrompre le cours de la partie pour livrer au joueur un dialogue entre deux personnages ou une brève vidéo montrant l’évolution du scénario. Toutefois, lors de ces scènes pré-écrites, le joueur perd la possibilité d’agir et redevient un simple lecteur ou spectateur : l’interactivité laisse temporairement place à la narration.
Pour ces raisons, les ludologues ont argué qu’il n’était pas pertinent d’aborder le jeu vidéo sous l’angle du récit. Il conviendrait plutôt, selon eux, d’élaborer une nouvelle discipline qui mettrait au jour les particularités des jeux sans se calquer sur les études littéraires ou cinématographiques : la ludologie.
1 On peut citer, entre autres, l’ouvrage deChris Crawford The art of computer game design : reflections of a master game designer (1984) ou, un peu plus tard, celui d’Alain et Frédéric Le Diberder Qui a peur des jeux vidéo ? (1993). 2 Brenda Laurel, Janet Murray, Marie-Laure Ryan, etc.
3 Gonzalo Frasca, Jesper Juul, Markku Eskelinen,… qui ont tous emprunté cette voie à la fin des années 1990. Le terme de « ludologie » a été introduit par Gonzalo Frasca en 1999 dans son article « Ludology meets narratology. Similitude and differences between (video)games and narrative », dans Parnasso, n°3, 1999, pp. 365-371 [en ligne]. URL : http://www.ludology.org/articles/ludology.htm (consulté le 21/10/2014).
4 Eskelinen (Markku), « The gaming situation », dans Game Studies, vol. I, n°1, juillet 2001 [en ligne]. URL : http://www.gamestudies.org/0101/eskelinen/ (consulté le 21/10/2014).