Les Jumeaux vénitiens : un théâtre en son miroir ?

jumeauxEn 2013, Mathias Simons créait au Théâtre National une nouvelle mise en scène des « Jumeaux vénitiens » de Goldoni. La présentation prochaine de cette pièce au Théâtre de Liège (du 25 au 29 novembre 2014) nous donne l’occasion de revenir sur une œuvre qui, pour être délurée et enjouée, n’en questionne pas avec moins de force sa propre condition. Simons propose ici une farce irisée et chatoyante qui a le mérite de sonder, par des moyens simples et non dénués d’humour, l’ambivalence fondamentale du théâtre.

La pièce a pour ressort principal le quiproquo causé par la gémellité par trop parfaite des frères Bisognosi, Zanetto et Tonino aux caractères antagonistes. Alors que suite à une affaire de cœur, Tonino (dépeint dès l’abord comme aussi fin que Zanetto l’est fruste) se pare du nom de son parent afin de se protéger, un coup du sort les amène tout deux à Vérone simultanément. Le hasard des rencontres et l’ignorance pour tous (y compris pour les jumeaux) qu’il se balade en ville deux personnes au nom et aux traits pareils engendre on ne peut plus de malentendus, lesquels deviennent de plus en plus inextricables à mesure que la gravitation des protagonistes autour des mêmes femmes et de la même possibilité de gain crée une constellation toujours davantage embrouillée et labile. Mus par l’avarice et la concupiscence autant que par la nécessité de faire bonne figure, les personnages s’empêtreront dans un imbroglio qui ne se verra clarifié qu’à l’occasion de la mort du double, Zanetto le couard et goujat à l’identité usurpée, et résolu qu’à l’exécution (volontaire) de Pancrace, incapable de nier encore sa duplicité.

À ne pas en douter, le motif qui dote la pièce de son mouvement est celui du « double ». Manifeste dans le couple Zanetto-Tonino assumé aujourd’hui par Fabrice Murgia, et écrit à la demande de Cesare d’Arbes pour son propre compte en 1747, il ne s’y cantonne pourtant pas. « La figure dédoublée des jumeaux s’étend à chaque personnage. Chacun possède un double visage. Celui qu’on montre aux autres et qui se veut honnête, désintéressé, vertueux puis celui de l’ombre rongé par le désir d’argent, de sexe ou de pouvoir1». Et en effet, chez tous les protagonistes, le simulacre semble accepté comme seule loi, pour autant que celle-ci puisse permettre d’atteindre l’objet de leur désir2. Et ce jusqu’à Tonino qui clame pourtant sa bravoure et son indéfectible loyauté à l’aide de mots, cocasses pour qui connait la suite, tels que ceux-ci : «Entre nous, je demeure chez moi, et qui me cherche m’y trouve3».

 

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Pourtant, chez un des personnages les polarités sont inversées : si les attitudes obtuses qui le caractérisent doivent servir de masque, elles cachent la valeur de l’homme plutôt qu’elles ne les vantent. Il est en effet loisible, à la suite de Guy Duplat4, de considérer que le niais qui pâtit de la farce est peut-être plus sage que ceux qui la lui jouent (comme la cinquième scène de l’acte III, qui oppose Zanetto au prévôt, en donne l’indice). S’il y a sagesse chez Zanetto, celle-ci doit se confondre avec sa « sincérité », c’est-à-dire à son incapacité à parer ses désirs du lustre de quelques attitudes, ou de les escamoter sous la revendication de sa vertu. Associée aux quiproquos causés par l’usurpation de son identité, cette manière d’être en dehors des simulacres fait grincer les rouages pourtant bien graissés d’un jeu où chacun est la dupe de tous les autres. L’association de ces deux facteurs révèle les ruptures qui scindent les individus entre les désirs qui les meuvent et les moyens dont ils doivent user pour espérer les assouvir, elle donne l’occasion au fossé de se creuser entre les apparences et ce qu’elles recouvrent. En ce sens, lorsque Pancrace, victime de son propre subterfuge, s’écrie « il n’est de pire scélératesse que de singer la vertu lorsqu’on en est dépourvu5 », son aveu sonne aux oreilles du spectateur tout autant comme une accusation.

miroirSi Goldoni a pu profiter des potentialités engendrées par la figure du double pour dépeindre le comportement de ses contemporains6, Mathias Simons a su, quant lui, faire fructifier celles qui se trouvaient dans le texte même de l’auteur en saisissant avec enthousiasme cette pièce comme « une "machine à jouer" pour les acteurs : intrigue solide, conflits marqués, rebondissements incessants, quiproquos à répétitions, personnages typés aux caractères bien trempés et aux contradictions tranchées, résidus archétypaux de Commedia dell’arte, vélocité de la langue, brièveté et rythme des scènes, public toujours dans la confidence des changements de jumeaux, bref terrain de jeu pour acteurs7 ». Car si la gémellité des protagonistes principaux fournit le motif suivant lequel l’intrigue se déroule, elle offre aussi l’occasion pour Simons de manifester l’ambigüité de ce qui en présente les rebondissements : « Une pièce pour acteurs donc et pour acteurs contemporains. Acteurs, qui dans la mise en abyme récurrente de la pièce jouent également leur condition d’acteur.

Car l’œuvre nous interpelle également par ce biais : elle est une interrogation sur l’énigme du théâtre8 ». Une estrade composée de miroirs constitue sur scène l’espace de jeu, et, réfléchissant la comédie qu’elle supporte, semble donner le chiffre de sa lecture par le metteur en scène. En prenant appui sur la redondance de facteurs de la représentation - les costumes, créés notamment avec le concours de Marie-Hélène Balau (Colombine), soulignent le caractère des personnages, desquels les mimiques et la gestuelle furent associées à un  animal, et que peuvent même encore venir renforcer des effets de lumière – Simons n’illustre pas la pièce, il se dote des outils propres à explorer l’énigme théâtrale. Car non seulement la caractérisation stricte des personnages permet de marquer clairement leur ambivalence au niveau diégétique, mais permet également de désigner celle de l’environnement qui les entoure (le décor, les lumières, les costumes, mais aussi la scène, les coulisses, etc.). Ainsi la distinction entre le personnage et l’acteur qui le soutient dévoile son aspect problématique, tandis que ce décor qui offre un espace à la fiction rappelle qu’il est toujours également un artefact qui la nie.

 

Bastien Naniot
Novembre 2014

 

crayongris2Bastien Naniot est diplômé en Philosophie et a terminé une année de Master en Arts du spectacle.



Dossier de diffusion, p. 4.

2 Citons pour l’exemple ce mot du docteur Balanzoni, père supposé de la très convoitée Rosaura : « Que vous soyez Zanetto ou Tonino, si vous ne dédaignez pas d’entrer dans ma famille, vous pouvez épouser ma fille. À part. Maintenant que son frère est mort, il va être encore plus riche. Tout l’héritage est pour lui ». Dans Carlo Goldoni, Les Jumeaux vénitiens, L’Arche, Paris, 1971, p.119.

3 dem, p. 29.

4La Libre Belgique, 21 novembre 2013.

5 Carlo Goldoni, Les Jumeaux vénitiens, L’Arche, Paris, 1971, p.126.

6Quant à cette hypothèse, nous renvoyons à l’étude de Mario Baratto, Sur Goldoni, paru chez L’Arche en 1971.

7 Dossier de diffusion, p. 4.

8Dossier de diffusion, p. 5.