Un entretien à plusieurs voix avec Grégory Cormann, Jérôme Englebert, Jeremy Hamers, Antoine Janvier et Sarah Sindaco
À l’occasion de la projection à l’ULg du documentaire Notre monde de Thomas Lacoste et du débat organisé par la Maison des Sciences de l’Homme à la Cité Miroir en présence du réalisateur les 24 et 25 novembre 2014, Grégory Cormann, Jérôme Englebert, Jeremy Hamers, Antoine Janvier et Sarah Sindaco se sont librement entretenus au sujet de la figure de « l’intellectuel critique » qui est au centre du film. Qu’est-ce qu’un intellectuel critique ? Dans quelle histoire s’inscrit-il ? Quelle peut être sa fonction aujourd’hui ? Esquisse de quelques réponses au croisement de la philosophie, de la psychologie et des arts et sciences de la communication.
Jeremy Hamers : Le sous-titre du film de Thomas Lacoste, Notre monde, qui sera projeté ce 24 novembre à l’ULg et débattu le lendemain, en présence du réalisateur, à la Cité Miroir est : « Faites de la politique, et si possible autrement ». De toute évidence, ce film d’entretiens avec des intellectuels critiques français situe son propos dans la vaste recherche d’une alternative à l’ordre social, économique ou culturel établi. Mais à l’heure où tout est « alternatif » et où le qualificatif « critique » a envahi la plupart des domaines, champs du savoir et discours, y a-t-il encore un sens à parler d’intellectuel « critique » ?
Sarah Sindaco : Avant d’interroger le qualificatif « critique » que nous attachons ici à « intellectuel », il faudrait d’abord revenir au terme « intellectuel » lui-même. Ce terme est aujourd’hui, à certains égards, vidé de sa substance. Le temps et l’espace médiatique qui lui est associé ne réservent plus guère de place à la figure de l’intellectuel telle qu’elle a trouvé à s’incarner dans des penseurs comme Sartre ou Foucault. Leurs prises de position autorisées jadis dans l’espace public proposaient de véritables alternatives à l’ordre dominant. Les conditions qui ont permis l’émergence de ces grands intellectuels ne paraissent plus réunies à notre époque. Et la fonction que pouvaient endosser ces grandes figures de la pensée du 20e siècle est prise en charge aujourd’hui par des personnages médiatiques qui commentent l’actualité à coups de formules rapides. Je songe notamment à des personnalités publiques telles qu’Éric Zemmour ou Alain Finkielkraut. L’écart entre ces commentateurs médiatiques, communément appelés « intellectuels », et les grandes figures de maîtres à penser qui ont animé les débats publics dans la seconde moitié du 20e siècle, en France notamment, est manifeste. Par ailleurs, l’université est également frappée par cette disparition. Elle n’est plus le domicile de grandes personnalités intellectuelles qui intervenaient, souvent à partir du champ académique, dans l’espace public avec une ambition totalisante et à partir de la position de surplomb qui caractérisait leur magistère. Peut-être cette disparition est-elle aussi liée à la fin d’une dynamique intellectuelle, d’une effervescence réflexive, que des Bourdieu, Foucault ou Sartre créaient autour d’eux.
Grégory Cormann : Si on peut considérer que les conditions d’émergence de ces grandes figures ne sont plus réunies aujourd’hui, on doit aussi relever que Zemmour ou, dans un autre registre, Michel Onfray, jugent bon de lyncher ces « maîtres » critiques d’antan qu’étaient Deleuze et Guattari ou Sartre, ainsi que les grands auteurs de la modernité, comme Freud ou Sade, avec lesquels ceux-ci n’ont cessé, même durement, de dialoguer. Les grands intellectuels critiques ont certes déserté notre époque. Mais ceux qui les ont remplacés dans l’espace public essayent toujours de les détruire. Il faut certainement s’interroger sur leurs motivations. Ces attaques en règle dont les intellectuels critiques font l’objet, visent surtout, dans le chef de leurs détracteurs, à les individualiser, à les isoler, à les biographiser, donc à nier activement cette effervescence collective évoquée par Sarah.
Jérôme Englebert : Le terme intellectuel est traditionnellement attaché à certaines figures qui ont marqué leur temps par des interventions dans le champ universitaire et dans l’espace médiatique. Mais je crois aussi qu’on peut effectivement entendre le terme « intellectuel » d’une autre façon, en déplaçant son regard de la personne, de l’individu, de celui qui incarne la pensée intellectuelle, vers la pensée non individualisée. Dans ce cas, on peut parler des « idées intellectuelles » par exemple, sans les attacher nécessairement à l’un ou l’autre représentant célèbre de ces idées. Ces « idées intellectuelles » luttent par l’inattendu ou le malentendu. Mais elles ne s’inscrivent pas moins dans le quotidien. Et c’est probablement une des difficultés majeures des « idées intellectuelles », une difficulté que je rencontre régulièrement dans ma discipline. En psychologie, l’idée intellectuelle doit revenir à la concrétude des choses, aussi à la concrétude du psychologue.
Jeremy Hamers : Dans le film documentaire Notre monde Thomas Lacoste rassemble une série d’intellectuels contemporains (philosophes, sociologues, juristes, économistes) dont les pensées se fondent indéniablement sur la critique de notre société : Bertrand Ogilvie, Jean-Luc Nancy, Étienne Balibar, Alain Badiou, Luc Boltanski, Toni Negri… Ces intellectuels, que le film de Lacoste réunit par juxtaposition d’entretiens pour créer, dans l’espace du film, ce que Sarah Sindaco appelait une « effervescence réflexive », ne peuvent, de toute évidence, être assimilés, ni aux chroniqueurs intellectuels des talk-shows, ni strictement aux grandes figures qui intervenaient régulièrement dans les débats publics (Foucault, Sartre, Bourdieu). Où peut-on dès lors les situer, comment définir leur démarche ? Et comment comprendre ce que l’on appelle leur « engagement » ?
Antoine Janvier : Il me semble que, malgré les différences, les penseurs interrogés par Thomas Lacoste sont en quelque sorte les héritiers des intellectuels critiques évoqués par Sarah Sindaco, pour trois raisons au moins. Premièrement, aussi célèbres soient-elles, ces différentes personnalités cristallisent une pensée collective. C’est une autre façon de dire ce que relevait Jérôme : à rebours de la figure du Grand Penseur ou de celui-qui-a-quelque-chose-à-dire, les intellectuels critiques dont nous parlons se construisent dans un milieu intellectuel pluriel et conflictuel. Ils parlent à l’intersection de différentes positions théoriques et pratiques, de différents points de vue, de différentes conceptions du monde. C’est en ce sens peut-être que se joue la question de la « concrétude » de la pensée : une pensée du concret, c’est une pensée qui intègre, qui récapitule ou qui rassemble la pluralité des positions qui composent une situation – à l’inverse d’une pensée abstraite qui, elle, s’impose comme l’évidence même, comme le seul et unique reflet du « réel ». Deuxièmement, les Sartre, Foucault, Bourdieu, ou aujourd’hui Ogilvie, Balibar, Badiou, adossent leurs prises de parole dans le champ public à une production de savoirs qui repose sur un véritable travail. J’entends ici « travail » dans le sens que lui donnaient par exemple Michel Foucault, Paul Veyne et François Wahl lors de la fondation de leur collection au Seuil en 1982, « Des travaux » : « ce qui est susceptible d’introduire une différence significative dans le champ du savoir, au prix d’une certaine peine pour l’auteur et le lecteur, et avec l’éventuelle récompense d’un certain plaisir, c’est-à-dire d’un accès à une autre figure de la vérité. » Au contraire, chez la plupart des intellectuels de plateau télé, on procède par vérités toutes faites, par évidences. Ces évidences peuvent nous être présentées comme des « révélations » qu’on « ose » dire contre « la » pensée « dominante », la « bien-pensance », etc. : elles n’en sont pas moins des idées données toutes faites, à l’égard desquelles nous n’avons pas d’autre choix que de nous déclarer « pour » ou « contre », d’y « croire » ou de ne pas y croire. Déjà Deleuze fustigeait la non-pensée des « nouveaux philosophes » (BHL, Gluksmann, etc.) en leur reprochant de se servir de « concepts gros comme des dents creuses » et en fondant la valeur de leurs discours sur leur seule personnalité subjective : ah comme il parle bien, ah comme il a l’air intelligent, celui-là il est vraiment savant, etc. Ça me semble toujours d’actualité… Contre ceux-là qui « cassent le travail1 », il s’agit ici d’adosser une prise de parole à un travail, au sens d’une entreprise patiente et laborieuse de déplacement de nos évidences. Enfin, et c’est le troisième élément que je voudrais mettre en avant, ces intellectuels critiques ne voient aucune évidence dans la position qu’ils occupent. Ils sont attentifs aux conditions matérielles, institutionnelles et politiques de cette position, et à ses contradictions : en effet, ces conditions sont à la fois ce qui autorise et ce qui limite leur pensée, ce qui leur permet de rendre audible des paroles inaudibles et ce qui continue par là-même de rendre certaines personnes invisibles et inaudibles, etc.
1 Gilles Deleuze, « Les nouveaux philosophes », Minuit, n°24, mai 1977.